Les allocataires du RSA face au « tribunal des pauvres »

Voulu comme un rempart contre la pauvreté et l’exclusion, le revenu de solidarité active est devenu, dans certains territoires, une concession accordée de mauvaise grâce aux plus précaires.

Roni Gocer  • 2 décembre 2020 abonné·es
Les allocataires du RSA face au « tribunal des pauvres »
Les allocataires « doivent étaler leur vie en moins de trente minutes, devant des personnes qu’ils ne voient pas plus de cinq fois dans l’année. Parfois, ils ont droit à des conseils condescendants ».
© Célia Consolini / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP

Je hais l’espoir. Celui des promesses non tenues et des engagements trahis. » C’est avec ces mots d’une allocataire du RMI que Martin Hirsch ouvre son discours. Face à lui, l’Assemblée semi-déserte ne s’émeut pas. Le 25 septembre 2008, l’ancien haut-commissaire aux Solidarités présentait le projet de loi sur le revenu de solidarité active (RSA). À la trentaine de député·es présent·es, il annonce le franchissement d’une « nouvelle étape dans l’histoire sociale du pays », promet de réconcilier « travail et solidarité ».

Avec ces deux mots, l’architecte du RSA résume la philosophie d’un dispositif qui, de fait, mêle très souvent l’attribution de cette aide financière inconditionnelle à l’exigence d’une recherche d’emploi. En effet, ce qu’il ne détaille pas dans son discours, c’est qu’un système coercitif sera mis en place afin de sanctionner financièrement ceux qui ne respecteraient pas les contreparties. Et pour les personnes en situation d’exclusion que le RSA doit aider, la vie empire. D’après un rapport du Secours catholique publié ce 1er octobre (1), en 2019, sur un ensemble de 1,88 million de foyers (soit 3,85 millions de personnes) comportant un allocataire du RSA, 115 000 (soit plus de 234 000 personnes) subissent les conséquences de la réduction ou de la suspension de l’allocation.

Clé de voûte de cette situation paradoxale, le « contrat d’engagement réciproque » (CER), qui enjoint aux allocataires du RSA de choisir un parcours d’accompagnement professionnel ou social. Ne pas signer ce contrat constitue un motif de sanction. Contre le versement de la somme de 560 euros, en 2020, à une personne seule et sans enfants, les gages d’une recherche active d’emploi peuvent être exigés. « On doit rendre compte de ce qu’on fait, comme un enfant », soupire Raphaël*. Après un divorce et l’arrêt de son activité à Colmar, il y a trois ans, il dépose une demande de RSA, qu’on lui refuse. «J’apprends alors que j’ai une dette auprès de la CAF, un trop-perçu de 1 024 euros d’aide au logement dont je n’ai jamais entendu parler, raconte-t-il. On m’indique que ça bloque ma demande, sans m’apporter d’explication sur la raison de ma dette. Toutefois, au bout de deux mois, les versements commencent, et je comprends que la CAF s’est servie directement dans mes aides, sans m’en avertir. » Entretemps, Raphaël a perdu son logement. Il « vivote », en effectuant des « petites réparations », quelques chantiers çà et là, et s’installe temporairement chez un ami. Quelques mois après les premiers versements, des courriers suivent. «On me demande une dizaine de papiers, dont mes extraits de compte de 2019 à 2020 pour juger de ma situation, ou des documents que j’ai perdus en même temps que mon logement. C’est invasif, on a l’impression d’être scruté et ça n’aide pas à se remettre sur pied. »

Ancienne allocataire, Flavie* partage le ressenti de Raphaël. Bénévole à l’antenne ardéchoise du Secours catholique, elle accompagne des personnes touchant le RSA qui se sentent débordées par l’administration ou par les -rendez-vous avec l’assistance. Car au-delà des papiers à rassembler, à remplir et à renvoyer, les rendez-vous pédagogiques peuvent aussi être des moments difficiles : « Les gens doivent étaler leur vie en moins de trente minutes, devant des personnes qu’ils ne voient pas plus de cinq fois dans l’année. Parfois, ils ont droit à des conseils condescendants, comme d’arrêter d’acheter des cigarettes pour économiser, alors que ça peut aider à tenir, raconte-t-elle, agacée_. Ils ont besoin d’écoute, pas d’être jugés. »_ Par peur ou par honte, certains s’éloignent, ne répondent plus aux relances et disparaissent progressivement des radars de la CAF ou du conseil départemental. « Il y en a plusieurs qui se cachent parce qu’ils ne veulent pas qu’on fouille dans leurs échecs. Par exemple, l’une des personnes que j’accompagne n’avait plus d’électricité depuis six semaines et n’osait pas demander de l’aide. Ça peut paraître étrange, mais c’est comme ça quand on se dénigre, c’est un cercle vicieux. Moi, j’ai eu la chance de rencontrer les bonnes personnes. »

Lorsque les lettres restent sans réponse ou que les allocataires du RSA manquent un ou plusieurs rendez-vous, la pression s’accentue. Les commissions pluridisciplinaires interviennent alors. Dernier échelon avant la sanction, elles se composent de représentants de Pôle emploi, de la CAF, des organismes d’insertion et des allocataires. Elles sont présidées par les représentants du conseil départemental, qui jugent si le « contrat d’engagement réciproque » est respecté. « Cela ressemble à un tribunal des pauvres », résume Jérôme Bar, coauteur du rapport du Secours catholique. « Les allocataires comparaissent, angoissés à l’idée de perdre leurs revenus, et disposent d’une dizaine de minutes pour s’exprimer. Ils doivent présenter leur parcours, prouver qu’ils cherchent activement à s’insérer, se justifier pour les offres qu’ils refusent. Puis les représentants délibèrent, souvent en moins de cinq minutes. »

Dans la Drôme, la commission organise des convocations massives, rapporte Jérôme Bar. Plus d’une centaine d’allocataires défilent en une journée. Ceux qui ne se présentent pas reçoivent une mise en demeure et, s’ils ne se manifestent pas, perdent 50 % de leur RSA. « Initialement, ces commissions devaient permettre de lutter contre la pauvreté en soutenant les allocataires. Aujourd’hui, elles servent à appuyer des parcours d’orientation fléchés, qui ne correspondent parfois plus au projet professionnel ou à l’état de santé des allocataires. Beaucoup essuient des revers dans leur vie, ils n’ont plus l’énergie de suivre les objectifs CER, mais les commissions peuvent être rigides et, suivant l’endroit où vivent les allocataires, ne pas prendre cela en compte. »

D’un département à l’autre, en effet, ceux-ci ne sont pas soumis au même régime. Les procédures entourant les commissions pluridisciplinaires mais aussi l’intensité des contrôles ou la sévérité des sanctions diffèrent. Souvent, ces variations restent anecdotiques, mais elles témoignent dans certains territoires d’une approche plus coercitive des contrôles. En la matière, les Alpes-Maritimes se distinguent. En 2011, l’ancien président du conseil départemental Éric Ciotti (LR) bombait le torse en annonçant la création de la première brigade « anti-fraude » de France, chargée de « traquer » les magouilleurs. Depuis sa création, cet office aurait contribué à plus de 37 000 décisions de suspension et 2 000 amendes, faisant économiser au département 8,6 millions d’euros en moyenne par année (pour un budget de 1,384 milliard d’euros en 2019).

Depuis le départ d’Éric Ciotti en 2017, son successeur à la tête du département, Charles-Ange Ginésy (LR), poursuit cette politique du chiffre : en 2019, la « brigade » effectue ainsi plus de 9 000 contrôles dans un département comptant 25 000 allocataires. « Il peut y avoir un biais qui pousse certaines commissions pluridisciplinaires à sanctionner », juge Jean Merckaert, chargé de plaidoyer au Secours catholique (et coauteur du rapport sur le RSA). Comme ce sont les départements qui payent, on peut craindre que la logique comptable prime parfois. »

En Isère, c’est un changement de majorité qui entraîne le durcissement des contrôles. Lorsque Jean-Pierre Barbier (LR) prend la tête du département en 2015, il ouvre la voie l’année suivante à un conditionnement du RSA : en contrepartie de l’aide financière, les allocataires sont incités à effectuer des heures de bénévolat. À l’époque, l’élu isérois assurait vouloir que les bénéficiaires du RSA « réapprennent à se lever et à faire des heures ». L’initiative faisait écho à celle prise par le conseil départemental du Haut-Rhin – ancré à droite sans interruption depuis 1945 –, qui décide en septembre 2016 de rendre le bénévolat obligatoire, avant d’être tempéré par le Conseil d’État.

À l’époque, l’actuelle ministre en charge de l’Insertion professionnelle, Brigitte Klinkert, fait partie de la majorité LR au pouvoir. Mais Jean-Pierre Barbier va plus loin pour améliorer le rendement des contrôles. Le 1er août 2016, le conseil départemental de l’Isère recrute une sous-officière de gendarmerie comme « agent départemental en charge de la lutte contre la fraude au RSA », celle-ci rejoignant une équipe de six agents. Dans les rangs des associations de soutien aux allocataires, on craint un mélange des rôles et le recours à la consultation du fichier national des comptes (Ficoba), en principe inaccessible à un agent du département. En elle-même, la nomination d’une gendarme témoigne d’une conception sécuritaire du contrôle des allocataires ; délaissant sa mission d’accompagnement, le département s’attache à débusquer les « mauvais pauvres », coupables de leur propre exclusion.

  • Prénom modifié.

(1)« Sans contreparties. Pour un revenu minimum garanti », disponible sur www.secours-catholique.org

Société Économie
Temps de lecture : 8 minutes

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