Assurance-chômage : Résister à la brutalité
La mobilisation s’accroît de jour en jour contre la réforme de l’assurance-chômage qui doit faire payer un lourd tribut aux plus précaires, avec une idée maîtresse : forcer les chômeurs à accepter des boulots inacceptables.
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Ils étaient des milliers partout en France le 23 avril et leur colère est au cœur du mouvement des théâtres occupés : les opposants à la réforme de l’assurance-chômage, malgré l’aridité du sujet et le poids de la honte qui contraint trop souvent les privé·es d’emplois au silence, ont réussi à mettre dans la lumière un projet d’une violence rare. À l’approche du 1er mai et d’un possible déconfinement de la vie politique et des luttes sociales, la bataille contre ce projet de baisse généralisée des allocations chômage, ciblant les plus précaires, pourrait bien devenir centrale. Il reste trois mois avant son entrée en application. Le temps d’une bataille politique et juridique (1) de première importance.
Derrière l’extraordinaire complexité du nouveau mode de calcul des indemnités, ce projet vise un but d’une cruelle simplicité : baisser les indemnités des plus précaires pour les forcer à « changer de comportement » en acceptant davantage les emplois aujourd’hui non pourvus, selon les mots de Muriel Pénicaud, l’ex-ministre du Travail, qui a porté la réforme en juillet 2019.
Les syndicats signataires des différentes conventions d’assurance-chômage, soumises au courroux des gouvernements successifs, ont manié la carotte et le bâton depuis quinze ans pour tenter de répondre à cette lubie du Medef. Le contrôle et les sanctions envers les chômeurs qui refusent des « offres raisonnables d’emploi » se durcissent depuis 2008. Les règles ont aussi évolué pour faire en sorte que la reprise d’un boulot, même riquiqui, soit avantageuse sur le plan financier par rapport au maintien au chômage complet.
Une stratégie beaucoup plus brutale a été choisie par les actuels locataires de la Rue de Grenelle, avec un nouveau mode de calcul des allocations intégrant les jours non travaillés, qui provoquera une baisse mécanique pour celles et ceux qui ne travaillent pas à plein temps (2). En fragilisant un filet de sécurité aujourd’hui salutaire pour des centaines de milliers de salariés précaires, le ministère du Travail offre une victoire idéologique au Medef, qui n’a de cesse de se plaindre que « 500 000 offres d’emploi » ne trouvent pas preneurs en raison d’un prétendu « assistanat » trop généreux avec les chômeurs.
Ce tableau est largement mensonger : Pôle emploi dénombre plutôt 150 000 de ces offres en 2017 et note que 87 % d’entre elles avaient reçu au moins une candidature. Mais le véritable enjeu, derrière ce faux débat, est d’accroître la position de force des employeurs pour faire accepter des conditions d’emploi dégradées qui irradieront l’ensemble des emplois et permettront de dégager des marges dans la quête de « compétitivité ».
Le ministère du Travail offre une victoire idéologique au Medef.
Dans le cadre de son service après-vente, le gouvernement promet un autre « changement de comportement », des employeurs cette fois : avec la diminution des allocations qui permettent aujourd’hui de maintenir les salariés précaires à flot, les employeurs devront imaginer un schéma plus pérenne pour garder, entretenir et faire survivre leur main-d’œuvre. C’est l’idée défendue par l’économiste Pierre Cahuc, selon laquelle le système permettant de cumuler des petits revenus avec du chômage revient à « subventionner les emplois instables ». Il suffirait ainsi de retirer ses béquilles à ce système chancelant pour qu’il se mette à marcher droit.
Voilà l’argumentaire périlleux dans lequel le ministère du Travail s’embourbe depuis presque deux ans. Il pensait avoir réussi à passer sous silence la brutalité de sa réforme, malgré l’opposition unanime des syndicats – y compris de la CFDT –, dans l’ombre de la réforme des retraites. Mais son report dû au Covid-19 et son annulation partielle par le Conseil d’État, fin 2020, ont remis le sujet dans l’actualité, laissant à l’opposition une chance de lui faire barrage.
La bataille est politique et historique. Car, sur le plan comptable, l’économie espérée est certes colossale (2,3 milliards d’euros par an), mais elle pèse désormais peu au regard des 70,6 milliards d’euros de dette accumulée, notamment à cause du financement du chômage partiel en lien avec la pandémie. Cette réforme pourrait également être éphémère, car une nouvelle convention doit être négociée dès 2022, sauf changement des règles de la gouvernance de l’Unedic d’ici là. L’essentiel est donc le signal envoyé. Et il est très éloigné de la « flexisécurité » qu’avait un temps agitée Emmanuel Macron. D’autant plus que les droits nouveaux qui étaient inscrits au programme du candidat, en contrepartie de la libéralisation du marché du travail, ont fait long feu. À peine 911 travailleurs indépendants ont pu accéder à une allocation-chômage en vertu du droit créé en 2018, en raison de critères électifs beaucoup trop restrictifs (3).
Cette réforme de l’indemnisation-chômage altère au contraire l’esprit même du système, prévient le sociologue Jean-Pascal Higelé. Cette indemnisation n’est plus conçue comme une mesure de solidarité interprofessionnelle permettant à des citoyens privés d’emplois de garder la tête hors de l’eau. Elle maintient simplement leur niveau de vie à hauteur de leurs revenus moyens, comme si chacun cotisait désormais pour lui-même. « Une logique d’épargne d’activité où chacun ne peut prétendre qu’à retrouver ses billes et, donc, où nos protections ne font que redoubler les inégalités d’emploi dans le hors-emploi », analyse le chercheur dans le média AOC (4).
(1) Plusieurs recours ont été déposés devant le Conseil d’État ou sont en préparation, par la CFDT, la CFE-CGC, la CGT, FO et Solidaires. Ils pointent les disparités que le nouveau mode de calcul peut entraîner entre des chômeurs ayant cotisé autant, mais avec des rythmes d’activité différents.
(2) Environ 1,15 million de personnes seront concernées, soit 41 % des chômeurs, pour une baisse moyenne des allocations de 17 %. 400 000 chômeurs pourraient perdre 40 % du montant de leurs indemnités, selon l’Unedic.
(3) Allocation fixe de 800 euros pendant six mois, à condition d’avoir observé la procédure, longue et coûteuse, de liquidation ou de redressement judiciaire, que le demandeur ait eu un revenu d’activité annuel supérieur à 10 000 euros et se retrouve avec des ressources personnelles inférieures au montant du RSA.
(4) « Chômage : le gouvernement en guerre contre la solidarité interprofessionnelle », AOC, 19 avril 2021.