Du trop d’images

Annie Le Brun poursuit, ici avec Juri Armanda, son combat contre l’obsédante quête de visibilité.

Denis Sieffert  • 26 mai 2021 abonné·es
Du trop d’images
En 2016, Barack Obama et des supporters d’Hillary Clinton en quête d’images…
© SAUL LOEB / AFP

La grimace comme subversion. Voilà ce que la jeunesse hongkongaise a inventé pour résister à la dictature des caméras de reconnaissance faciale. Acte en soi dérisoire bien sûr, mais qui montre le chemin de l’insoumission, et qui n’a pas échappé aux deux auteurs de Ceci tuera cela. Car, comme toujours chez Annie Le Brun, c’est de résistance qu’il est question dans cet ouvrage coécrit avec le critique d’art Juri Armanda.

Dans le sillage historique de Walter Benjamin, les essayistes nous livrent une critique acérée du « trop d’images » dans une époque dominée par une obsession : la visibilité. Là où Benjamin s’attaquait à la reproduction mécanique de l’image, Le Brun et Armanda dénoncent un système de distribution dont le numérique est l’instrument. Alors que la reproduction s’intéressait au contenu, la distribution le néglige. C’est le nombre qui importe quand il faut distribuer notre image pour « prétendre à l’existence ». Une image qui a perdu son corps – papier ou pellicule – pour devenir arme de concurrence. Elle assure notre promotion avant, insidieusement, de se retourner contre nous pour nous soumettre à l’omnipotence d’un contrôle commercial et politique. L’image devient alors vecteur d’un capitalisme total dont nous sommes à la fois sujets et objets.

Les auteurs citent Éric Schmidt, PDG de Google, qui a résumé cette ambivalence, sans en mesurer la charge négative : « Dans ce futur nouveau, vous n’êtes jamais perdu. Nous connaissons votre position au mètre près. » Traduction de Le Brun et Armanda : « Sous prétexte de mettre le monde à notre disposition, le numérique dispose absolument de nous. » La dérive totalitaire n’est pas loin.

Critiques d’art, les auteurs pointent le péril que fait courir à la création artistique la tyrannie de la visibilité quand l’œuvre s’efface derrière sa propre promotion (c’est une Spice Girl qui est invitée à parrainer une vente de Sotheby’s) ou quand elle n’est plus elle-même qu’objet promotionnel (c’est Jeff Koons ou « la transmutation de l’art en marchandise, puis de la marchandise en art »). Nous arrivons alors à ce point où « ceci tue cela ».

Enfin, il faut citer cette belle réflexion esthétique sur cette sidérante image d’un selfie collectif, pris en 2016 dans l’aéroport d’Orlando, où des dizaines de supporters d’Hillary Clinton tournent le dos à leur idole pour entrer eux-mêmes dans le champ de la photographie. C’est ici la question du rapport à la vérité qui est posée. Chaque « regardeur », soumis à l’impératif de sa propre visibilité, produit une contre-vérité qui le fait apparaître seul avec la candidate démocrate. L’essai d’Annie Le Brun et de Juri Armanda est une puissante réflexion sur la récupération de la technologie par le capitalisme. Hélas, pas plus que nous ne pouvons cesser de respirer l’air pollué de nos villes, nous ne pouvons prétendre échapper à la tyrannie de la visibilité. Ne serait-ce que pour faire mieux connaître un journal…

Ceci tuera cela. Image, regard et capital, Annie Le Brun et Juri Armanda, Stock, 291 pages, 20 euros.

Idées
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