Nicolas Lebourg : « L’extrême droite progresse sur la décomposition des offres politiques »

L’historien Nicolas Lebourg analyse la montée en puissance des crispations identitaires. À droite mais aussi au sein d’une certaine gauche.

Olivier Doubre  • 9 juin 2021 abonné·es
Nicolas Lebourg : « L’extrême droite progresse sur la décomposition des offres politiques »
Robert Ménard, maire de Béziers, apporte son soutien, le 25 octobre 2019, à Louis Aliot, candidat à Perpignan.
© Arnaud Le Vu / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP

Nicolas Lebourg est spécialiste des différents courants des extrêmes droites européennes. Après avoir consacré son -doctorat aux « nationaux-révolutionnaires », ou selon lui « la plus extrême droite » (1), il rejoint l’Observatoire des radicalités politiques de la Fondation Jean-Jaurès, sous la direction de Jean-Yves Camus. D’abord enseignant à l’université de Perpignan, il a mené plusieurs enquêtes sur la conquête de la ville par le Rassemblement national (RN) sous l’égide de Louis Aliot, ex-compagnon de Marine Le Pen et actuel maire de la capitale catalane. Il analyse ici la contamination des idées de l’extrême droite au sein de la classe politique française.

Comment expliquer l’impression actuelle de voir les idées de l’extrême droite infuser dans toute la société, dont certaines auraient même été imprononçables il y a vingt ou trente ans ?

Nicolas Lebourg : N’oublions pas que, dans les années 1990, le Front national pouvait proposer une vague de dénaturalisations et parler d’inégalité des races. Et si on remonte un peu dans le temps, on a par exemple un sondage de 1978 où 24 % des sondés affirmaient qu’ils ne pourraient pas voter à une présidentielle pour un candidat juif… Il y a donc certes un espace public saturé de crispations identitaires, mais aussi des progrès de la tolérance.

Malgré cela, on note des tensions selon les groupes sociaux. En Europe, le socle des succès des partis d’extrême droite, ce sont les jeunes hommes peu diplômés. Cela traduit nettement ce qui compte aussi pour les classes moyennes paupérisées : le sentiment qu’un déclassement personnel et un déclassement du pays entrent en sympathie et seraient un seul phénomène. Cela produit du vote pour l’extrême droite, qui est vue comme un secours. Néanmoins, la tension ethno-culturelle n’existe pas que dans les classes populaires. Les gains d’audience enregistrés par CNews avec Éric Zemmour se situent chez les CSP+. Ici, les paniques morales autour de la société multiethnique et multiculturelle frappent à plein. Mais la bourgeoisie n’est pas partout la même. Celle des métropoles, adaptée à la phase actuelle de la mondialisation, ne penche pas vers l’extrême droite. À Perpignan, seule grande ville gérée par le RN mais enclavée, et qui n’est pas vraiment une métropole, les habitants du bureau de vote le plus riche constituaient le public de la conférence qu’y a donnée Zemmour pour lancer la campagne municipale, et ont fait un triomphe à la liste RN. Mais leur patrimoine provient avant tout d’une économie de rente et d’activités non liées à l’économie de l’information ou à l’activité numérique.

Les gains d’audience enregistrés par CNews avec Zemmour sont chez les CSP+.

À quel moment situeriez-vous ce basculement où le discours de l’extrême droite, entre xénophobie et identités égotistes de plus en plus affirmées sans complexe, est devenu aisément audible ?

Il y a eu plusieurs phases. D’abord, le 1er mai 2002. C’est quand un million de personnes ont manifesté contre la présence de Jean-Marie Le Pen au second tour de la présidentielle que les cadres modernisateurs du FN ont pu imposer au reste du parti ce qu’on allait appeler la « dédiabolisation ». Ensuite, il y a la crise économique de 2008, à laquelle ni la social-démocratie ni la droite conservatrice européenne n’ont apporté de réponse novatrice, ce qui a rendu plus présentable l’idée de réguler la globalisation par un libéralisme ethnicisé – c’est le tour de force de la proposition de « préférence nationale » : vous conservez à la fois le libéralisme et l’État-providence sans demander de sacrifices à un groupe social particulier de l’électorat. Enfin, il y a eu 2015, avec la conjonction de la crise des réfugiés et des attentats perpétrés par Daech. À l’extrême droite militante, c’est perçu comme un phénomène unique : la migration et le terrorisme seraient des éléments conjoints du jihad. L’année 2015 est un moment majeur d’écroulement intellectuel dans tous les segments idéologiques de la société française.

Doit-on parler d’une « bataille culturelle » (peut-être au sens de Gramsci) que l’extrême droite serait en train de remporter ?

Pas exactement. Tout d’abord parce que ceux qui prétendent faire du « gramscisme de droite » sont plus doués pour l’approfondissement de l’entre-soi que pour la conquête de nouveaux groupes sociaux ! Ensuite parce qu’ils ne tiennent pas compte du principe du « bloc historique » dont parlait Gramsci : il faut avoir une proposition idéologique qui transcende des groupes sociaux ayant des intérêts matériels immédiats divergents. C’est comme ça que Marine Le Pen et Florian Philippot, en refusant de voir que leur souverainisme intégral posait un problème économique aux retraités et aux CSP+, ont perdu le second tour de la présidentielle. Mais ce qui les aide, c’est encore les événements de 2015. Analysez cela comme la défaite de la France face à l’Allemagne en 1870 : des pans entiers de la société se radicalisent dans l’espoir de revanche, la notion de nation passe de gauche à droite, l’adhésion aux valeurs libérales décroît jusqu’à la Première Guerre mondiale. Cet ensemble n’est pas un effet de l’agitation de ligues trop faibles pour y arriver seules, mais une production de la société tout entière. Le retour de Marine Le Pen vers l’électorat filloniste qu’elle opère depuis quelques mois est stratégiquement performant : elle a là une possibilité de construire un bloc social compact.

Après l’épisode de la « déchéance de nationalité » proposée par Hollande et Valls à la suite des attentats de 2015, ou celui de la présence des leaders du PS et du PCF à la manifestation de policiers du 19 mai dernier, avec ses slogans d’extrême droite, Marine Le Pen semble influencer durablement non seulement la droite, mais aussi une part non négligeable d’une certaine gauche. Comment l’expliquer ?

L’influence délétère du sarkozysme et de la démagogie des chaînes d’information continue est claire. Il y a aussi l’impact des violences lors des manifestations contre la loi travail en 2016 puis dans les ZAD, vécues comme un traumatisme par beaucoup de membres des forces de l’ordre. C’est une réalité statistique : cette violence avait pratiquement disparu après l’alternance de 1981 et est redevenue une question d’ordre public à partir de 2016. Le fait que le gouvernement Valls y ait répondu en affirmant qu’on ne saurait le contester ni dans la rue ni au Parlement, choisissant l’affrontement avec les manifestants et le 49-3 comme dispositif législatif, a placé les forces de l’ordre dans une dynamique qui a encore empiré avec les gilets jaunes. Résultat : les policiers ont aujourd’hui un sentiment de déclassement social et de réalisation d’une mission de service public sous le mépris du public qui rappelle celui auquel les enseignants étaient déjà habitués. La gauche s’avère incapable d’inventer une contre–représentation liant usagers et fonctionnaires.

Le FN n’a pas conquis les mairies : il les a reçues !

En outre, concilier le discours et le réel appelle à la modestie en matière de sécurité : entre 2012 et 2019, les plaintes pour coups et blessures ont augmenté de 30 % à Perpignan, ce qui a certainement bien aidé le RN. Même si pendant ce temps, à Béziers, ville dirigée par Robert Ménard, elles ont progressé de 34 % !

Enfin, notons une chose à propos du débat sur la déchéance de nationalité : à un moment, 29 % des sondés y étaient favorables pour les binationaux, mais 69 % préféraient l’indignité nationale pour tous. C’est-à-dire que l’opinion était massivement pour une mesure égalitaire…

À force de courir après les discours sécuritaires de l’extrême droite, les autres forces politiques, en particulier la gauche traditionnelle, ne sont-elles pas certaines d’y perdre leur âme ? Que devraient-elles tenter de faire aujourd’hui ?

Il y a deux lois d’airain en matière électorale à ce sujet. Primo, c’est l’autonomie de l’offre politique. Si vous faites campagne sur les thèmes qui ont été préemptés par un autre parti, vous lui assurez un flot de suffrages. C’est un phénomène observé partout en Europe depuis les années 1960, à propos des tentatives de concurrence des extrêmes droites. C’est la fameuse formule : « L’électeur préférera toujours l’original à la copie. » On l’a vu lorsque, en 2012, Nicolas Sarkozy a de fait rendu à Marine Le Pen les voix qu’il avait prises à son père en 2007. Mais cela compte aussi pour comprendre le score d’EELV aux européennes de 2019, dans une campagne alors menée par Emmanuel Macron sur le thème de l’écologie, sur lequel son parti n’était pas vraiment identifié.

Secundo, le vote à l’extrême droite progresse d’autant mieux sur la décomposition des différentes offres politiques. À Hénin-Beaumont, Béziers ou Perpignan, le FN n’a pas conquis les mairies : il les a reçues, tant les citoyens avaient perdu tout autre espoir ! Pour la gauche, il faut se souvenir que ce n’est ni l’agitation sectaire de la petite-bourgeoisie parisienne sur Twitter ni l’agitation réactionnaire criant que la République est en danger qui habilleront sa panique face à la société multiculturelle. C’est un projet d’émancipation à la fois des individus et collectif, une conciliation de la République sociale et de la démocratie libérale. Dans le cadre d’un monde désormais pleinement transnationalisé, dans la chaîne industrielle comme dans la crise sanitaire, quel est le projet aujourd’hui correspondant qui soit désirable par des citoyens ? a

(1) Le Monde vu de la plus extrême droite. Du fascisme au nationalisme-révolutionnaire, Presses universitaires de Perpignan, 2010.

Nicolas Lebourg Chercheur en histoire contemporaine au Centre d’études politiques de l’Europe latine (Cepel-CNRS). Vient de diriger le dernier numéro de la revue du Cepel, Pôle Sud, n° 54, juin 2021, intitulé « Municipales 2020 : la République en marges ».

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