Portugal : Un îlot de gauche dans un océan libéral ?

Dans une Europe où la droite progresse, le succès du PS portugais depuis 2015 apparaît comme un petit miracle. Pourtant, les années de rigueur se font encore sentir.

Vincent Bresson  • 21 juillet 2021 abonné·es
Portugal : Un îlot de gauche dans un océan libéral ?
Après les législatives de 2019, António Costa s’est débarrassé de la gauche radicale et a toutes les chances de remporter les élections municipales fin septembre.
© Jose COELHO / POOL / AFP

M erci António pour une présidence incroyablement réussie. » La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, n’a pas mégoté lors de la conférence de presse qui suivait le dernier Conseil européen de la présidence portugaise de l’Union européenne, le 25 juin. Sur le papier pourtant, cette présidence tournante du Premier ministre portugais s’annonçait comme un gros morceau, avec la ratification du plan de relance européen en ligne de mire.

Tout semble réussir à António Costa, à la tête du Portugal depuis 2015. Le Premier ministre peut même se targuer d’être l’un des rares dirigeants européens issus d’un parti de gauche. Mieux encore : le Parti socialiste (PS), dont il est issu, dirige le pays depuis six ans, sans pour autant avoir la majorité absolue. « Et le PS a toutes les chances de remporter les élections municipales fin septembre, la droite étant en trop mauvais état », prédit Ana Gomes, cadre du parti. L’échec de cette ancienne députée européenne à la présidence de la République en janvier dernier pourrait être l’une des seules ombres de l’insolente réussite d’António Costa… si seulement celui-ci l’avait soutenue. « Il a préféré aider la droite en accordant son soutien à Marcelo Rebelo de Sousa, ancien président du Parti social-démocrate, regrette Ana Gomes_. Ça en dit long ! »_ Soutenir la droite plutôt qu’une représentante de l’aile gauche de son parti, le Premier ministre socialiste n’est plus à ça près. Après les législatives de 2019, Costa s’est débarrassé de la gauche radicale en mettant fin à la « geringonça » – le « machin », le « truc » en portugais –, l’alliance qui le liait au Bloc de gauche et au Parti communiste (PC). Depuis, le socialiste n’hésite pas à chercher à droite la majorité qui lui manque parfois au Parlement.

Le Portugal revient de loin. Avant la pandémie de coronavirus, le petit pays, touché de plein fouet par la crise financière de 2008, avait même l’impression de relever la tête, affichant une croissance de 2,2 % et un taux de chômage de 6,5 % en 2019. Après des années d’austérité sous l’égide de la troïka, le Bloc de gauche, le PS et le PC se sont même accordés sur une augmentation du salaire minimum en 2015. Une grande victoire sociale, qui a fait passer le salaire brut minimum de 589,20 euros à 775,80 euros aujourd’hui. Et ce n’est pas fini, puisque António Costa a promis que ces augmentations continueront jusqu’à la fin de son mandat en 2023. « À l’époque, le PS portugais regardait ce qui se faisait ailleurs, explique Fabian Figueiredo, du Bloc de gauche_. Ils ont compris que, s’ils arrêtaient de gouverner en tant qu’alternative, ils ne se distingueraient plus vraiment de la droite, comme ça a été le cas en France. Et puis il y avait aussi Podemos qui était en train d’exploser. »_ Le PS portugais a donc décidé de conserver quelques marqueurs de gauche, même si, au sein du Parti socialiste, on reconnaît que l’augmentation des salaires avait été âprement négociée par ceux de la gauche radicale : « António Costa a soutenu cette mesure seulement parce que le Bloc de gauche et le Parti communiste ont poussé dans cette direction », fait savoir Ana Gomes.

Au moins, avec la « geringonça », les années de coupe budgétaire de la troïka semblaient s’éloigner. Sauf que la relance tant attendue n’a pas eu lieu. Les années Costa sont marquées par la rigueur de la politique économique menée par Mário Centeno, ministre des Finances de 2015 à 2020. Libéral convaincu, le désormais gouverneur de la Banque du Portugal a été l’artisan d’une politique de captivaçoes : les dépenses prévues dans le budget du pays n’étaient pas toujours déboursées, ce qui a donc permis au Portugal de dégager un léger excédent budgétaire en 2019… au prix d’une réduction des budgets initialement prévus de nombreux ministères.

« On ne peut pas dire que rien n’a changé avec l’arrivée au pouvoir d’António Costa, admet tout de même Guya Accornero, professeur assistant de science politique à l’Institut universitaire de Lisbonne_. Mais le discours sur la fin de l’austérité n’est pas la fin de celle-ci. Si l’on prend les investissements dans la santé, les transports, l’école et les droits sociaux, ils sont à peu près identiques à ce qu’ils étaient avant, ils ont même diminué dans certains secteurs. Et Costa n’est pas revenu sur une partie de ce que la troïka et les gouvernements de droite avaient mis en place. »_ Les deux jours de congé retirés aux salariés dans les années d’austérité n’ont ainsi toujours pas été rétablis. Les travailleurs portugais doivent donc se contenter de vingt-deux jours de congés payés par an. Et deux régimes fiscaux très décriés sont toujours en vigueur : le statut de résident non habituel, qui permet aux expatriés s’installant au Portugal d’être exemptés partiellement ou totalement d’impôts, et le Golden Visa, une loi de 2012 donnant l’accès à un titre de séjour officiel valable au Portugal en échange d’un montant minimum d’investissement. Fabian Figueiredo résume : « António Costa est un social-libéral mais, avec la radicalisation de la droite néolibérale, il apparaît comme une rupture. Toutefois, ce n’est pas un programme de rupture, même si la “geringonça” a représenté un changement social. »

« Mon fils est employé municipal. Avec 700 euros par mois, il ne peut pas se payer un appartement dans la région de Lisbonne, c’est impossible », râle João, serveur. À 21 ans, son fils vit donc chez lui, dans 80 mètres carrés. Et il n’est pas le seul, puisque sa fille Mariana, 31 ans, et son petit-fils vivent aussi dans son appartement. Il ne sait pas quand ses enfants pourront partir, et il est possible que la nouvelle copine de son fils emménage progressivement dans le logement familial.

Pour une grande partie des Portugais, accéder à la propriété devient de plus en plus difficile. Selon l’OCDE, en 2019, le prix de l’immobilier a augmenté de 12 % en moyenne, alors que les salaires n’ont progressé que de 2 %. En cause, le statut de résident non habituel, le Golden Visa, et l’accent mis par le gouvernement présent ainsi que par les précédents sur le tourisme. Les Portugais se retrouvent donc en concurrence sur le marché de l’immobilier avec des étrangers, dont une grande partie de retraités. Difficile de lutter.

Pour défendre le droit au logement, Rita Silva a créé l’association Habita en 2005. Elle travaille avec des familles qui ne peuvent pas payer leur loyer ou sont sous la menace d’une expulsion. « Il y a toujours des bidonvilles, et de plus en plus, pas seulement à cause de la pandémie, dénonce Rita Silva_. C’est un problème qui vient de loin. Comme en Espagne, l’unique manière de combattre le chômage, c’était la construction. On avait une dette privée énorme à cause d’un modèle de développement basé sur l’immobilier. Et avec l’accent mis sur le tourisme, les Airbnb et les logements achetés par les étrangers, le gouvernement détruit le marché de l’immobilier. »_

Les Lisboètes sont de plus en plus chassés de leur ville. L’Alfama, quartier populaire de la capitale, s’est transformé en musée à ciel ouvert. Pour beaucoup, l’ancien maire de la ville, un certain António Costa, n’a pas assez lutté contre ces difficultés de logement. La présidente d’Habita pense que le Premier ministre n’a toujours pas mis le développement social du marché immobilier à son agenda politique. Les logements sociaux ne représentent que 2 % du parc immobilier. Dans le souci de respecter la ligne de conduite économique fixée par l’Union européenne, peu de chances qu’António Costa mette la main à la poche pour infléchir la tendance. « Il ne veut pas de réforme de fond. Pour investir, il compte sur le plan de relance européen », regrette Ana Gomes. Un plan qu’il a accompagné durant ses mois à la tête de la présidence tournante de l’UE.

Bon élève en matière de réduction du déficit jusqu’à l’arrivée de la crise sanitaire, le gouvernement socialiste portugais n’a pas permis de tourner totalement le dos aux années d’austérité et n’a toujours pas réglé les problèmes de logement. Les difficultés économiques des -Portugais et l’accumulation de scandales de corruption, dont l’un a conduit l’ancien Premier ministre José Sócrates en prison, semblent échauder le pays. Le parti d’extrême droite Chega a d’ailleurs surfé sur ce mécontentement pour s’inviter dans la présidentielle de janvier dernier. Une montée soudaine de l’extrême droite qui, pour Ana Gomes, est directement liée à la politique menée ces dernières années : « Jusque-là, l’extrême droite était plutôt faible et, à la dernière présidentielle, elle a été troisième ! Chega est un produit de la faillite de la gauche au Portugal. »

Monde
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