Roller derby : Rouler pour le féminisme

Sport de glisse et de contact alternatif et inclusif, le roller derby s’institue comme un lieu d’émancipation des corps et des identités.

Koupaïa Rault  • 21 juillet 2021 abonné·es
Roller derby : Rouler pour le féminisme
© Mark RALSTON/AFP

Il y a le terrain, d’abord. Généralement plat et approximativement ovale. Ensuite, les patins quads, dont les roues sont parallèles. Et puis les collants résille, les genouillères, les minijupes, les éternels maillots suants, les coudières, les maquillages guerriers et colorés, les tatouages éphémères ou permanents, les casques floqués et les protège-dents. Dans cet attirail, principalement des joueuses au regard vif, et parfois quelques joueurs. À chaque jam – comprendre chaque tour –, deux équipes de cinq personnes s’affrontent, composées chacune d’une jammeuse, l’équivalent d’une sprinteuse, reconnaissable à son casque étoilé, et quatre bloqueuses. Le but est simple : dépasser en un temps très court les opposantes. Pour freiner l’adversaire, on utilise son corps comme seul bouclier.

Le roller derby n’a pas subsisté longtemps sous sa forme chorégraphiée des années 1930, avec gagnants et perdants désignés à l’avance. Le sport que l’on connaît aujourd’hui naît véritablement à la fin des années 1990, au cœur du mouvement punk-féministe des « riot grrrls ». Les premiers collectifs français apparaissent en 2009. Furies de Bourges, Morues de Lorient, Amazones d’Aix-en-Provence, la Boucherie de Paris, la Meute de Marseille… Les ligues et clubs multiplient les surnoms belliqueux. Le coup de sifflet sonne le début de la jam. Les roues claquent contre le parquet. On se heurte, on fait bloc, on chute souvent, on se blesse parfois. Au derby, on arbore les hématomes avec fierté.

Les matchs peuvent impressionner par la brutalité des gestes. Quand Océane, 24 ans, aussi appelée Meowster Glitter, est arrivée dans son club bordelais, elle était ce que l’on surnomme une Fresh Meat : littéralement, de la viande fraîche. Cependant, si le film Bliss, réalisé par Drew Barrymore et sorti en 2010, a contribué à populariser le sport auprès du grand public, il romantise considérablement la violence qui y naît. Sur la piste, pas de coups de coude dans les côtes à pleine vitesse : un règlement de 88 pages vient encadrer la pratique. On ne se frappe pas, on s’impacte, avec les épaules et les hanches. On joue sur ses appuis, sur le poids du corps. On ne touche sous aucun prétexte la tête de ses adversaires et on n’utilise pas non plus sa propre tête pour les toucher. Et, toujours, les joueuses restent solidaires entre elles et avec l’équipe adverse.

Rien d’anodin dans la pratique d’un sport de contact par des femmes et des minorités de genre. Le derby offre un espace pour se réapproprier la violence trop souvent subie, pour dépasser la peur et les injonctions au calme, à la douceur. Les quelques sports féminins médiatisés valorisent la grâce, l’esthétique délicate, les corps fins et souvent sexualisés. Ici, ni l’âge, ni le poids, ni la taille ne sont des facteurs de sélection, les différentes morphologies s’équilibrent dans la compétition. L’ancienne joueuse rennaise surnommée -Périnée-Atlantique, aujourd’hui membre de la Boucherie de Paris et médiathécaire de 26 ans, raconte : «Jusque-là, je voyais mon corps comme un genre d’obstacle, je ne le trouvais pas spécialement agréable ni très utile, mais en faisant du derby j’ai appris à le considérer comme un allié. Les éléments qui me gênaient jusque-là, mon gros cul, mes épaules larges ou mes jambes courtaudes, sont soudainement devenus des outils que je pouvais utiliser à mon avantage.» Virginie Despentes, dans King Kong Théorie, se qualifie de «prolotte de la féminité». Il y a de ça, ici. Dans ces corps hors norme, épanouis, cette culture underground et ces ambiances goguenardes, où la sororité trinque joyeusement à la bière.

« Mon gros cul est soudain devenu un outil que je pouvais utiliser à mon avantage. »

Le roller derby est l’une des rares disciplines où l’on précise « masculin » quand il est pratiqué par des hommes, et les joueuses essayent tant bien que mal d’évoluer au sein des fédérations ultra-patriarcales françaises. Les quelque 4 400 licenciées sont rattachées à la Fédération française de roller et skateboard (FFRS) et luttent au sein de l’institution pour changer l’ordre établi. Comme Amandine Richaud-Crambes, responsable de la commission roller derby au sein de la FFRS, elles ont joué un rôle important lors du #MeToo du sport. Elles « portent la critique et font comprendre à la présidence que faire semblant de ne pas voir les victimes et ne pas les écouter est extrêmement problématique », selon Florys Castan-Vicente, maîtresse de conférences en histoire du sport à l’université Lyon-I.

Ces dernières semaines, les entraînements reprennent lentement, mais les joueuses peinent toujours à se faire une place dans les créneaux des gymnases, occupés massivement par les sports traditionnels et majoritairement masculins. Les conditions pour démocratiser le roller derby ne sont pas vraiment réunies. La chercheuse raconte par exemple : « Il y a encore beaucoup de ligues en France qui s’entraînent dehors, la nuit sur un parking. Les Paris RollerGirls ont préparé tout un été leur participation à la Coupe du monde, aux États-Unis, sous le périphérique de Pantin ! »

Les racines alternatives sont discutées en interne, et si certaines plébiscitent la culture « Do It Yourself » et transgressive, d’autres entraînent progressivement le derby vers une pratique plus compétitive. À Bordeaux, Océane a fait le choix de changer de ligue pour rejoindre celle de Mérignac : « Je ne suis pas très compet’, même si j’aime les challenges, et, dans mon ancien club, il y avait ce rapport au corps où… enfin, toutes celles qui étaient grandes et baraquées étaient mises en avant, alors que normalement tout le monde a sa place et est valorisé. Ça ne correspondait plus à mes valeurs. »

C’est encore si rare qu’il faut le notifier : le roller derby est un sport inclusif pour les personnes lesbiennes, gays, transgenres, intersexes et non-binaires. L’association internationale Women’s Flat Track Derby Association a évolué avec les courants féministes de son temps, inscrivant dans son règlement la possibilité de s’inscrire dans une catégorie de genre sur simple déclaration. Face à Michel Onfray, qui disait, en mars dernier, en faisant référence à l’amendement proposant de faciliter l’accès des femmes trans aux entraînements, que « cette mesure purement idéologique pourrait signer l’arrêt de mort du sport féminin », les joueuses réaffirment leurs engagements transféministes.

Florys Castan-Vicente, qui pratique elle-même le derby, explique que « le fait de se dire que l’on ne va pas “juste” faire du sport, mais un sport particulier, qui a une signification militante, c’est un facteur attractif. En ce moment, des lobbys conservateurs et influents luttent contre l’inclusion des femmes trans dans les sports traditionnels, mais le roller ne changera jamais son règlement sous pression de leur part ». « En tant que lesbienne, et en tant que femme, il était important pour moi d’avoir un lieu où je me sente à ma place »,insiste la joueuse Périnée-Atlantique. L’effervescence des championnats lui manque et elle conclut : « Sans la dimension féministe du roller derby, je ne pense pas que j’aurais pu m’épanouir autant en tant que sportive. Ça fait un an et demi que je n’attends qu’une chose : pouvoir reprendre. »

Société
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Nos corps en bataille
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