Nadège Prugnard : Sacrée sorcière

Nadège Prugnard s’inspire de la figure d’Ulrike Meinhof pour interroger la possibilité d’une lutte contre les violences du monde.

Anaïs Heluin  • 15 septembre 2021 abonné·es
Nadège Prugnard : Sacrée sorcière
© Jean-Michel Coubart

Q u’est-ce qui fait de vous des sorcières contemporaines ?» À cette question, la dizaine d’artistes rassemblées par Laëtitia Guédon et Carole Thibaut, respectivement directrices des Plateaux sauvages à Paris et du théâtre des Îlets-Centre dramatique national (CDN) de Montluçon, ont répondu de manières diverses. Leurs performances auraient dû se jouer ensemble la saison dernière ; elles se retrouvent présentées en deux lieux et deux périodes.

Le premier temps fort s’est tenu aux Plateaux sauvages les 3 et 4 septembre, le second arrive à Montluçon les 16 et 17 à l’occasion des Journées du matrimoine. Des trois spectacles programmés à Paris, un seul ira rejoindre au CDN d’Auvergne les autres artistes du Grand Bûcher, titre de cette manifestation très féminine : Feu ! Ceci n’est pas une pipe ni une introduction à la lecture de Karl Marx, de et par Nadège Prugnard (1). Un « solo pour piano » abrasif.

Dans Éco-morveuse, les autrices Marie Dilasser et Céline Milliat-Baumgartner répondent à la question liminaire en convoquant la figure de la militante écologiste Greta Thunberg. Avec leur Voyage en Chamanie, Marion Aubert, Solenn Denis, Coralie Emilion-Languille et Aurélie Van Den Daele abordent la commande par l’enquête, en allant à la rencontre de diseuses de bonne aventure, de tireuses de cartes et autres femmes versées dans le rapport à l’invisible, au caché.

La démarche de Nadège Prugnard est plus proche des premières que des secondes. Mais, pour elles toutes (dont le livre de Mona Chollet Sorcières. La puissance invaincue des femmes est certainement une référence commune), les sortilèges de la sorcière n’ont rien à voir avec ceux que l’on jette dans les contes. Ils sont des gestes d’opposition à l’ordre établi, à la domination masculine. Dans un décor post-apocalyptique conçu par la compagnie d’arts de la rue Générik Vapeur, d’où émerge une carcasse de piano montée sur kalachnikovs, Nadège Prugnard poursuit la recherche qu’elle mène depuis 1999 à la tête de sa compagnie Magma Performing Théâtre. Avec pour arme principale sa langue poétique, qu’elle porte régulièrement à ébullition au contact des grands blessés de l’époque (les exilés de Calais, par exemple, dans No Border, ou les Portugais déracinés dans Fado dans les veines), l’autrice, metteuse en scène et comédienne part cette fois à la rencontre de figures du passé. Celle d’Ulrike Meinhof (1934-1976) en particulier, journaliste connue pour son action au sein du groupe d’extrême gauche Fraction Armée rouge.

Nadège Prugnard convoque aussi celles et ceux qui ont, à la même époque, fait le choix de la lutte armée dans des groupes en Europe. Jamais nommé, le personnage qu’elle incarne est le résultat d’une fusion entre ces révolutionnaires dont on lui a parlé et qu’elle a pour certains rencontrés. Elle ressemble à chacun dans son désir d’avoir la peau du « Grand Capital » et du fascisme, mais elle s’en distingue aussi par les moyens qu’elle décide d’adopter : l’amour et les mots. Adressé à son amour – « ça que tu veux, que je baise avec la langue, mon amour ?» –, son monologue est d’abord incandescent par la force de ses images, poétiques autant que visuelles.

Ne s’arrêtant de parler que pour se livrer à quelques actions, à une sorte de rituel d’éloignement du feu par le feu, Nadège Prugnard est une femme d’après les grandes utopies. Elle est en cela une révolutionnaire de son temps, qui s’en démarque toutefois par un improbable mélange de désespoir, de romantisme et de rage. Avec les paillettes qui s’accrochent à sa peau, la peinture dorée étalée sur sa poitrine ou encore l’air et la fumée qu’elle fait sortir de machines toutes bien visibles, Nadège Prugnard est une créature théâtrale fabuleuse. Sur la musique composée pour l’occasion par Renaud Grémillon (d’une autre compagnie des arts de rue, Les Arts Oseurs), elle nous ensorcelle de son verbe et de sa présence, qui font d’elle un phénomène singulier dans notre paysage théâtral : une sorcière qui ouvre des voies vers nos propres combats.

Feu ! Ceci n’est pas une pipe ni une introduction à la lecture de Karl Marx, les 16 et 17 septembre au théâtre des Îlets-CDN de Montluçon (03), 04 70 03 86 18, theatredesilets.fr

(1) Le texte sera édité chez Al Dante, dans la collection « Attaques » en février 2022.

Théâtre
Temps de lecture : 4 minutes