Une vie en miettes

La musicienne et chanteuse Mai Lan Chapiron publie son premier album illustré pour enfants, articulé autour de l’inceste. Une démarche rare tant le tabou est lourd. Et remarquable.

Jean-Claude Renard  • 15 septembre 2021 abonné·es
Une vie en miettes
© DR

C’est l’histoire d’une gamine ordinaire. Qui vit dans une « joyeuse maison avec sa famille ». Mignonne gamine, dans une maison au demeurant paisible, joliment décorée. Animée par la famille, les amis, les dîners. Il y a des tableaux, des plantes. Ça joue pas mal à l’intérieur, aux cartes, aux billes. Seulement voilà. Il y a un loup. Qu’on ne devine pas. Insoupçonnable. Il est là, il rôde. Personne ne le voit, parce qu’il est très gentil, discret, aimé de tous. Il invente des jus glacés, additionne les blagues.

Qui mettrait en doute un homme de la famille, respecté, respectable ? Sinon Miette, cette gamine. Elle, elle sait. Plus ou moins. Elle ne comprend pas tout. Parfois, « quand personne ne fait attention, ou quand tout le monde dort, il change… ». Il change de comportement. Son œil devient perçant et discrètement, « à pas de loup », il vient taquiner la gamine. Attouchements et pataquès. Il exige, il demande. « Le loup dit que c’est un jeu, que c’est normal. Il dit que c’est pour faire plaisir à Miette parce qu’il l’aime. Mais il ment, le loup, il ment. C’est pour son plaisir à lui ! Miette le sent. » Il avance que c’est un secret, entre elle et lui. Forcément, elle n’est pas très à l’aise avec ce secret. « Elle trouve ça bizarre. » Et ça la met un peu en miettes. Longtemps, elle ne va rien dire, garder ça pour elle, la boule fixée au ventre. Mais elle ne veut fâcher personne dans la maisonnée, d’autant que, mine de rien, elle l’aime bien, ce loup. Après tout, il fait partie de la famille. Elle est alors prise au piège, toujours inquiète de la visite du loup à un moment où personne ne le regarde.

Jusqu’au jour où Miette dit non. « Pas ça, pas ça », comme disent les enfants. Et décide de tout raconter à une grande personne, avec ses mots. Sauf qu’on ne la croit pas. Ou bien qu’on ne l’écoute pas. Il lui faudra un long chemin pour trouver la bonne personne à qui se confier et qui lui dira que c’est pas juste. On appelle ça l’inceste.

Musicienne, chanteuse, Mai Lan Chapiron avait composé il y a huit ans une comptine en anglais, livrant un sentiment d’insécurité personnelle. Elle saisira plus tard le poids de ce traumatisme, ces gestes commis par son grand-père, avant de réécrire en français cette histoire inspirée par sa propre expérience, et d’illustrer elle-même ce récit. La petite chanson devient ainsi Le Loup. Un album écrit simplement (le plus dur étant de faire simple), à hauteur de mouflet, qui s’adresse aux 4-9 ans, chose assez rare dans l’espace éditorial autour de l’inceste. Le plus souvent, et récemment encore, on observe sur le sujet une littérature d’adulte, tournée vers les adultes. À commencer par Christine Angot, dont l’ensemble de l’œuvre est marqué par ce traumatisme.

C’est que l’inceste demeure un tabou. En littérature jeunesse, jusque-là, on pouvait retenir deux titres : Petit Doux n’a pas peur, de Marie Wabbes, et La Princesse sans bouche, de Florence Dutruc-Rosset. Pas grand-chose au regard de la réalité. Rappelons-le : sur les abus et agressions sexuels commis contre des enfants, un Français sur dix déclare avoir été victime d’inceste. Cela représente près de sept millions de personnes. Soit deux gamins par classe (parmi eux, 78 % sont des filles). Chiffres ahurissants (qui laissent les parents démunis pour aborder le sujet avec leurs enfants), tout en restant en dessous de cette réalité.

C’est là tout l’intérêt du livre de Mai Lan Chapiron : s’adresser aux enfants avec des illustrations qui vont de pair. À la fois dans la douceur, la délicatesse du dessin et la violence du discours – ou de ce qu’on peut imaginer dans les actes. Expliquer que « c’est grave, qu’on a le droit de réagir, qu’on a raison de le faire, et comment on peut le faire ».

À vrai dire, on sent combien l’auteure a écrit le livre dont elle aurait eu besoin, elle, alors enfant, et qu’elle n’avait pas. Des outils concrets qui, justement, accompagnent son ouvrage, lequel se veut un livre de prévention et de dépistage à l’usage des enfants et des adultes. L’un n’empêche pas l’autre. Livre pédagogique s’il en est, gavé de renseignements, d’enseignements, désamorçant le poison du silence, encourageant l’écoute (parce qu’il n’est jamais facile de parler de violences sexuelles), soutenu par une psychologue clinicienne, Coralie Diere, spécialiste de la protection de l’enfance. Un livre fin, subtil. D’utilité publique.

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