Briançon veut rester une ville refuge

Contraints, le 24 octobre, de fermer leur lieu d’accueil associatif pour cause de suroccupation, les bénévoles ont organisé la mise à l’abri des exilés dans la gare, puis dans une église.

Pierre Isnard-Dupuy  • 3 novembre 2021 abonné·es
Briançon veut rester une ville refuge
Dans l’ancien lieu du Refuge solidaire, à Briançon, le 21 avril 2021.
© Matteo Placucci / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP

La neige s’est déjà invitée sur les sommets et les températures nocturnes sont glaciales. Malgré l’hiver qui arrive, une nouvelle crise de l’accueil des exilés secoue Briançon (Hautes-Alpes). Le 24 octobre, au lendemain de son inauguration officielle, le nouveau lieu de premier accueil de la société civile, baptisé Terrasses solidaires, a dû fermer, dépassé par l’afflux. Une décision prise jusqu’à nouvel ordre pour des raisons de sécurité. Plus de 200 personnes s’entassaient dans le bâtiment, bien au-delà de la jauge maximale de 81. « On n’avait plus un centimètre carré où poser les pieds. C’était dangereux en cas de besoin d’évacuer, et les tensions entre les gens devenaient très compliquées à gérer », témoigne une bénévole.

Un engorgement accru par les difficultés d’accès aux transports publics qui permettent de quitter la ville. Le train de nuit pour Paris ne circule plus jusqu’à mi-décembre, pour cause de travaux sur la voie. Il est remplacé par un bus au départ de Chorges, à 70 kilomètres de là. Pour monter dans un bus ou un train, il faut justifier d’un passe sanitaire ou d’un test covid négatif. Pas évident d’obtenir le sésame. La Croix-Rouge testait deux fois par semaine aux Terrasses solidaires avec des moyens fournis par l’État. Insuffisant, selon une bénévole. « À partir du jeudi, les personnes doivent attendre jusqu’au lundi pour pouvoir être testées », explique-t-elle.

« Beaucoup de souffrance »

En l’absence d’un refuge disponible, environ 230 exilés ont passé la nuit du 24 au 25 octobre dans le hall de la gare SNCF, soutenus par plusieurs dizaines de personnes solidaires. En réaction, le ministère de l’Intérieur a immédiatement envoyé deux compagnies de gendarmes mobiles à la frontière. « Afin d’éviter que de nouveaux migrants viennent grossir les rangs de ceux qui occupent la gare », a justifié Martine Clavel, la préfète des Hautes-Alpes, dans un communiqué. Soit 220 militaires en plus des 60 fonctionnaires de la police aux frontières (PAF) de Montgenèvre et de la centaine de gendarmes déjà mobilisés pour tenter d’arrêter et de refouler les migrants en Italie. Certains essaient de leur échapper en marchant à travers la montagne.

« En mettant autant de forces de l’ordre en place au début de l’hiver, je ne sais pas ce que cherchent les autorités. Ça va créer beaucoup de souffrance », s’inquiète Michel Rousseau, de l’association Tous migrants. Depuis 2018, cinq morts ont été retrouvés à cette zone frontière, et un Soudanais a disparu depuis cet été. Durant les hivers précédents, des centaines de personnes ont été victimes de gelures. Depuis bientôt six ans, Briançon est un lieu de passage de plus en plus important. Les premières années, la majorité des exilés venaient d’Afrique de l’Ouest via la Libye et la Méditerranée. Depuis 2020, ce sont essentiellement des familles et des hommes seuls originaires d’Afghanistan et d’Iran, qui arrivent de la route des Balkans. De la fin de l’été jusqu’à la fin octobre, 40 à 60 personnes parvenaient à franchir la -frontière chaque jour.

Dans la nuit du 25 au 26 octobre, 150 exilés étaient encore à la gare. Une forte présence policière aux abords a fait craindre une évacuation assortie d’arrestations et de placements en centre de rétention. Ces personnes ont alors déménagé à l’église Sainte-Catherine, accueillies par le prêtre Jean-Michel Bardet, soutenu par l’évêque de Gap et d’Embrun, Mgr Xavier Malle.

Périple

Au soir du mardi 26 octobre, une cinquantaine d’hôtes se trouvent toujours à l’église. Dans l’après-midi, des bus affrétés par les services de l’État ont transféré près de 80 personnes à Lyon et à Valence. D’autres exilés sont partis par leurs propres moyens. Ceux qui sont restés se méfient, en l’absence d’un engagement clair des autorités de ne pas les arrêter à la descente du bus et de leur permettre de bénéficier d’un hébergement dans la ville d’arrivée.

Un jeune Kurde iranien : « Je n’oublierai jamais l’accueil que nous avons eu ici. »

Le lendemain, un franc soleil réchauffe l’atmosphère dès la fin de la matinée. Les sourires affichés sur les visages des exilés font presque oublier la tension des derniers jours. « Je n’oublierai jamais l’accueil que nous avons eu ici », s’enthousiasme un jeune Kurde iranien dans un anglais parfait. Shahram (1) aimerait poursuivre ses études d’architecture en Europe. Il voyage avec un ami dentiste et un autre étudiant en archéologie. Parce qu’ils sont kurdes et sunnites, ils risquent la persécution du régime chiite iranien.

Originaire du Maroc, Redouanne, 31 ans, souhaite se rendre en Espagne pour y être maçon. Comme une dizaine d’autres Marocains présents ce jour-là, il a commencé son périple en prenant un avion pour la -Turquie, accessible sans visa. Il s’exprime dans un anglais balbutiant, avec quelques mots de français et d’arabe. « No job, no money in Marocco », dit-il pour expliquer les raisons de son départ. Quand on l’interroge sur son choix de ne pas avoir tenté une traversée directe pour l’Espagne, il répond : « La mer, 100 % morts. » Des risques, il en a pris, notamment en nageant dans les eaux froides du fleuve Evros à la frontière entre la Turquie et la Grèce.

Dans l’après-midi du 27 octobre, d’autres bus sont mis en place par les services de l’État, avec la promesse plus explicite d’un hébergement d’urgence à l’arrivée. Redouanne monte dans celui pour Marseille. Shahram et ses amis poursuivent vers Lyon. À la fin de la journée, tout le monde a quitté l’église. Le curé avait donné son accord pour héberger les personnes jusqu’au vendredi matin, afin de pouvoir consacrer l’église aux célébrations de la Toussaint.

Bras de fer avec l’État

Associations et autorités se renvoient la responsabilité de la situation migratoire actuelle du Briançonnais. Dans un communiqué, l’association Refuges solidaires, qui s’occupe de l’accueil aux Terrasses solidaires, rappelle qu’elle ne cesse d’interpeller « l’État sur ses responsabilités d’assurer la mise à l’abri des personnes ». Comme préalable à la réouverture, elle attend des pouvoirs publics qu’ils mettent en place un lieu d’hébergement d’urgence mobilisable quand les Terrasses solidaires atteindront leur capacité maximale.

La préfecture des Hautes-Alpes se défend d’être en défaut. Elle met en avant, dans un communiqué, ses 239 places d’hébergement pour les demandeurs d’asile et 129 en hébergement d’urgence « de droit commun », à l’échelle du département. Martine Clavel, considère que l’action des associations est à l’origine d’un « appel d’air ». « L’accroissement de l’offre d’hébergement des Terrasses solidaires » est « bien identifié des réseaux de passeurs », insinue-t-elle.

Quant au maire Les Républicains, Arnaud Murgia, il a fustigé dans les médias -l’occupation de la gare comme « un bras de fer engagé par les associations avec l’État, qui prend en otage Briançon et sa population ». Il y a un an, celui qui est aussi président de la communauté de communes avait refusé de renouveler la convention d’occupation du Refuge solidaire, qui était alors installé dans un local de la collectivité. Il prétextait la vétusté du bâtiment et le dépassement de la jauge, fixée à 35 personnes, tout en argumentant que l’hébergement d’urgence ne relève pas des compétences de la collectivité locale.

Sortir de l’urgence

Après l’obtention d’un sursis, le lieu d’accueil avait donc déménagé aux Terrasses solidaires à la fin de l’été. L’ancien sanatorium de 1 600 mètres carrés a été acheté en juin grâce à l’appui de deux fondations et de dons de particuliers. À terme, ses promoteurs espèrent en faire un tiers-lieu qui, en plus de pratiquer l’hospitalité, hébergera des activités culturelles, écologiques et de l’économie sociale et solidaire (2). Objectif ? « Ne pas en faire un endroit où on parque les exilés, mais rechercher une mixité et proposer un projet de développement territorial pour tous », explique Jean Gaboriau, de Refuges solidaires. Mais, pour l’heure, difficile de sortir de l’urgence.

Samedi 30 octobre, une cinquantaine de personnes solidaires ont occupé l’ancienne école du Prorel pour mettre à l’abri une quinzaine de réfugiés ayant réussi à traverser la frontière malgré la difficulté accrue. Sous pression policière, elles ont dû partir dans l’après-midi. Les exilés ont été accueillis à la salle paroissiale. Après une semaine de bras de fer, aucune solution pérenne ne se profile. Le réseau des hébergeur·ses solidaires des Hautes-Alpes a lancé un appel sur Facebook pour un accueil chez l’habitant. Dimanche, près de trente exilés ont dormi chez des citoyens. Grâce à eux, Briançon reste une ville refuge, mais pour combien de temps ? Ils sont déjà bien fatigués, alors que la saison des maraudes nocturnes en montagne pour porter assistance aux exilés s’apprête à reprendre.

Par Pierre Isnard-Dupuy, membre du collectif Presse-Papier

(1) Le prénom a été modifié à sa demande pour préserver son anonymat.

(2) La Fondation de France coordonne une campagne de dons pour finaliser le projet. 20 000 euros sont nécessaires pour achever les aménagements de l’ensemble du bâtiment.

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