« Il faut casser le monopole des plateformes en ligne et inciter les utilisateurs à partir »

Contre l’hégémonie des réseaux sociaux et la haine qui y circule, Bastien Le Querrec, de la Quadrature du Net, milite pour l’interopérabilité, soit la possibilité, par exemple, d’échanger sur Facebook sans y être inscrit.

Romain Haillard  • 23 novembre 2021 abonné·es
« Il faut casser le monopole des plateformes en ligne et inciter les utilisateurs à partir »
Le pouvoir monopolistique de Facebook, Twitter et consorts réside dans le fait de rendre les utilisateurs captifs.
© Jakub Porzycki/NurPhoto/AFP

Les révélations de Frances Haugen, ex-employée de Facebook et lanceuse d’alerte, le confirment : après l’élection présidentielle américaine de 2020, Facebook a désactivé un filtre contre la désinformation pour rendre ses utilisateurs plus captifs et réaliser davantage de bénéfices. Les profits ont ainsi primé sur la sécurité.

Doit-on pour autant réguler les réseaux sociaux ? Sexisme, homo-phobie, racisme ou encore harcèlement… Les contenus haineux de toutes sortes y circulent, souvent plus rapidement que le reste. Mais les solutions pour contrer ce phénomène ne se bousculent pas, et le gouvernement français actuel opte pour une censure verticale. Sur injonction de l’État, ce serait aux plateformes de bloquer les contenus terroristes ou malveillants dans un temps réduit, au risque d’une « surcensure », pour éviter d’importantes sanctions financières. D’autres soulèvent l’idée moins sérieuse de mettre fin à l’anonymat, principe fondateur et fondamental d’Internet.

L’association La Quadrature du Net, par la voix de Bastien Le Querrec, propose une échappatoire horizontale et décentralisée : l’inter-opérabilité. Il serait ainsi -possible de déserter les grandes plateformes sans pour autant s’isoler.

D’un côté, des pages Facebook comme Nantes révoltée, Sud-Rail ou Cerveaux non disponibles ont déjà connu des censures par invisibilisation de leurs contenus. De l’autre, les algorithmes de cette plateforme mettent en avant des contenus ou des groupes d’extrême droite, comme cela a pu être le cas lors de l’invasion du Capitole, à Washington, le 6 janvier, par des suprémacistes blancs. Selon vous, est-il faisable, voire souhaitable, de réguler les réseaux sociaux ?

Bastien Le Querrec Doctorant en droit public à l’université Grenoble-Alpes. Il a publié « Le Conseil d’État ouvre l’espace aux drones », Revue des droits et libertés fondamentaux, 3 décembre 2020, revuedlf.com.

Bastien Le Querrec : Tout d’abord, il faut prendre ce débat avec des pincettes. Les contenus haineux ne prolifèrent pas, ils sont mis en avant par certains acteurs d’Internet. Les algorithmes de Twitter ou Facebook relaient et propulsent des propos d’extrême droite, sexistes ou homophobes parce qu’ils ont un intérêt économique à le faire, pour rendre leurs utilisateurs captifs avec des contenus -clivants. Mais ça ne veut pas dire que c’est représentatif des débats. Il y a plusieurs manières d’envisager ce problème et même nous, à la Quadrature du Net, nous n’avons pas un avis tranché.

Une première position tend à dire : ces plateformes sont incontournables, il faut donc les réguler, l’État doit avoir son mot à dire. Il peut y avoir de la censure par « enterrement » : cela consiste à ralentir ou à réduire drastiquement la visibilité d’un contenu considéré comme problématique, mais celui-ci existera toujours sur la plateforme. Ou alors une régulation forte, avec une vraie censure, une suppression définitive des contenus.

L’anonymat est une garantie essentielle qu’il faut préserver.

Le problème de ces réponses, c’est qu’elles sacralisent le rôle de ces acteurs au point de leur conférer un statut de -service public. Il faudrait dire à Facebook : « Tel contenu anarchiste, de centre-droit ou de droite réactionnaire (mais dans la légalité) peut avoir sa place ici. » C’est une position tenable, mais elle renforce la position des grandes plateformes comme seuls espaces d’échanges sur Internet.

Nous sommes convaincus, à la Quadrature du Net, que le problème du harcèlement ne vient pas seulement des plateformes, de la manière dont elles se constituent, se régulent ou non. Il relève aussi d’un manque de moyens de la justice et de la police, et d’une faille d’éducation. Ce n’est pas une problématique propre au numérique.

La loi Avia, en grande partie censurée par le Conseil constitutionnel, proposait que les grandes plateformes soient soumises à une obligation de moyens en matière de retrait des contenus haineux en ligne. Grâce, notamment, à un lobbying du gouvernement français, une partie de ces dispositions ont été adoptées à l’échelle européenne. Comment interpréter ce passage en force ?

Il y a un problème de méthode. Le gouvernement tente de faire passer une loi, une institution lui dit non, et il va voir ailleurs pour avoir gain de cause ! Qu’importe ce que diront les juges et les associations de défense des libertés. C’est un bras d’honneur à l’État de droit. Aujourd’hui, la France voit dans l’Union européenne un moyen de conférer plus de pouvoir aux géants d’Internet et d’avoir un contrôle accru sur ce qui s’y dit.

Ce règlement européen contre la diffusion du terrorisme en ligne n’apparaît pas n’importe quand : il survient quand Facebook affirme être en capacité de modérer les contenus quasi automatiquement, avec un taux de réussite important. Les États européens ont des relations ambiguës avec les Gafam. Ils identifient le problème de leur taille et de leur pouvoir, mais en même temps cette situation leur permet de discuter de sujets régaliens avec un nombre réduit d’acteurs.

Régulièrement, des élus appellent à une levée de l’anonymat sur les réseaux sociaux. Est-ce dangereux ?

Nous n’avons pas besoin de donner notre identité pour écrire quelque chose. L’anonymat est la règle sur Internet : c’est la base. Mais cette règle a déjà beaucoup d’exceptions. La Cour de justice de l’Union européenne l’a rappelé dans une décision sur le renseignement rendue en octobre 2020 : philosophiquement, l’anonymat est important pour la vie démocratique et l’échange d’idées. Demander la levée de l’anonymat est une proposition réactionnaire.

Dans les affaires de harcèlement et de contenus problématiques, nous constatons que les enquêteurs parviennent à retrouver les coupables. La plupart du temps, les internautes écrivent avec leur identité propre ou derrière des pseudonymes connus. Si ce n’est pas le cas, nous laissons déjà beaucoup de traces numériques, notamment l’adresse IP, elle-même reliée à notre identité civile. Ce lien permet aux policiers de demander à des fournisseurs d’accès Internet (FAI) le nom de la personne qui se cache derrière cette adresse. Je ne dis pas ici que la police devrait avoir accès à l’ensemble des adresses IP, mais qu’il existe un juste équilibre pour éviter les abus. Il serait contre-productif et dangereux de conclure que l’anonymat sur Internet devrait être levé.

Il ne faut pas l’oublier, l’anonymat est souvent une solution nécessaire pour la survie des personnes. En dehors de nos démocraties, le fait même de donner son identité à son FAI constitue un danger. Pour s’en prémunir, nous recommandons un merveilleux outil : Tor. Le navigateur construit un chemin par des nœuds successifs, où chaque relais sait uniquement d’où vient l’information et où elle doit aller. Une fois qu’elle est passée par trois nœuds, l’adresse IP de l’utilisateur est protégée, et son identité avec. Nous vivons, en France, dans un contexte peu propice au renforcement des droits fondamentaux et au débat démocratique. L’anonymat est une garantie essentielle qu’il faut préserver.

Existe-t-il des solutions viables et non liberticides contre le harcèlement en ligne ?

À la Quadrature du Net, nous défendons l’interopérabilité des plateformes. C’est l’idée de pouvoir envoyer des messages depuis un service A vers un service B, sans y être inscrit. Le pouvoir monopolistique de Facebook, de Twitter, -d’Instagram et consorts réside dans le nombre élevé d’utilisateurs rendus captifs. Aujourd’hui, des personnes s’inscrivent et restent sur Facebook parfois malgré elles. Combien voudraient quitter ces grands réseaux mais ne le font pas, par peur de ne plus pouvoir contacter aussi facilement leurs amis ? Pouvons-nous reprocher à un étudiant fraîchement arrivé dans une ville de se connecter à ces réseaux pour s’intégrer plus facilement ? C’est la même chose quand des militants veulent s’organiser ou se tenir informés des événements là où ils se mobilisent.

Plutôt que censurer, favorisons des services vertueux.

Nous avions mis cette solution en avant lors des débats parlementaires sur la loi Avia contre la haine en ligne. C’est un moyen efficace de lutter sans avoir recours à la -censure. Nous le disions précédemment, le modèle économique des grandes plateformes repose sur la mise en avant de contenus problématiques, haineux, antisémites… Au lieu de prôner une solution verticale, nous proposons de décentraliser et de favoriser des services vertueux, où la valorisation de ce genre de contenus n’est pas la règle.

L’amendement voulait créer une obligation d’interopérabilité sous contrôle de l’Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep), avec un seuil, pour ne pas l’imposer trop rapidement aux petits services. Notre proposition avait été bien accueillie par certains élus, même par des sénateurs Les Républicains, cette question dépassant les clivages politiques. Malheureusement, l’amendement n’a pas fait l’objet d’un débat, car il a été considéré comme un cavalier législatif (1). Pourtant, casser ces monopoles permettrait aux utilisateurs de migrer librement vers des réseaux éthiques où se réfugier.

Ces réseaux éthiques existent-ils déjà ?

Le plus connu est Mastodon : son modèle ne repose pas sur la publicité, ni sur la vente des données personnelles de ses utilisateurs. C’est une association qui s’appuie sur un modèle plus éthique de financement du service. À la Quadrature comme chez Framasoft, nous avons une instance que nous finançons avec le budget de l’association, qui lui-même repose sur des dons, contrairement à Facebook, qui est une régie publicitaire. Réclamer l’interopérabilité, c’est réclamer de vrais services, bâtis par des gens qui y croient réellement et non pas dans l’unique but de faire de l’argent.

Le premier développeur de Mastodon, Eugen Rochko, est une personne de la communauté LGBT. Gros utilisateur de Twitter, il a construit son réseau comme une alternative à cette plateforme gangrénée par les trolls et les comportements toxiques. Un utilisateur ou une communauté peut créer une instance ou en rejoindre une, avec ses propres règles et la possibilité de discuter avec les utilisateurs d’une autre instance.

Sur ce réseau social décentralisé, il y a un pouvoir de bannissement aux mains de la communauté, et pas entre les seules mains d’une autorité supérieure comme Twitter. Et une instance peut en bloquer une autre si elle héberge une communauté notoirement homophobe, par exemple.

Y a-t-il aujourd’hui des obstacles techniques à mettre en place l’interopérabilité des grandes plateformes ?

Il n’existe quasiment aucun obstacle technique. Internet s’est construit de manière décentralisée et donc dans l’idée d’avoir des services intero-pérables. Le premier de ces services, c’est le mail, par exemple. Via La Poste, Yahoo, ou votre serveur personnel, vous pouvez envoyer et recevoir des messages à des personnes qui n’ont pas la même messagerie que vous. La mise en place en silos fermés par les grandes plateformes a pour unique but d’asseoir leur hégémonie. Aujourd’hui, les seules barrières sont politiques et économiques.

En juin 2019, Cédric O, secrétaire d’État chargé de la Transition numérique, jugeait le système d’interopérabilité « excessivement agressif pour le modèle économique des grandes plateformes » et le qualifiait de chantier qui prendrait « énormément de temps ».

Je suis d’accord. C’est agressif pour Facebook… et c’est précisément l’objectif ! Il faut casser ces monopoles et inciter les utilisateurs à partir. En ce qui concerne la durée de mise en place de ce système, ce serait moins long que Cédric O ne le dit. De grands textes européens comme le règlement général sur la protection des données ont laissé deux ans aux acteurs pour se mettre en conformité.

Pour un système d’interopérabilité à seuil, seules les plateformes systémiques seraient concernées. Ces acteurs ont les ressources ou peuvent les dégager pour s’adapter. Auparavant, il faudrait décider sur quel standard s’appuyer, les régulateurs européens auraient quelques mois pour en discuter. Pendant ce temps-là, les géants pourraient déjà tester et mettre en place des solutions.


(1) Amendement dépourvu de lien, même indirect, avec le texte de loi examiné.