« Le champ politique n’a pas répondu aux gilets jaunes »

Trois ans après le début du mouvement, le sociologue Pierre Blavier montre à quel point les gouvernements successifs ont fragilisé les modes de vie de nombreuses personnes.

Hugo Boursier  • 17 novembre 2021
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« Le champ politique n’a pas répondu aux gilets jaunes »
© Lilian Cazabet / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP

Au lendemain du 17 novembre 2018, premier samedi de mobilisation des gilets jaunes contre la taxe sur les carburants, les jugements sont légion. « Mouvement spontané », « aucune organisation », « jacquerie moderne »… Pourtant, force est de constater que ces dizaines de milliers de personnes en chasuble fluo ont constitué, dans la durée, l’un des mouvements sociaux les plus forts de ces dernières années. Entre les manifestations de fin de semaine et l’occupation des ronds-points, les gilets jaunes ont exprimé une colère vive contre la précarisation de leur quotidien, fait de fins de mois acrobatiques, d’injustice fiscale et de rapport contrarié aux institutions politiques, syndicales et médiatiques.

Du 17 novembre 2018 au 15 janvier 2019, le sociologue Pierre Blavier a enquêté sur ces modes de vie en difficulté, en insistant sur la manière dont la situation économique des personnes impliquées a pu structurer leur implication sur les ronds-points. Il publie aujourd’hui Gilets jaunes. La révolte des budgets contraints.

Pouvez-vous revenir sur la manière dont les gilets jaunes se sont politisés ?

Pierre Blavier : Il y a cette idée reçue d’un mouvement qui serait né du jour au lendemain. Pourtant, des réseaux de mobilisation étaient engagés avant le 17 novembre 2018, mais ils étaient passés inaperçus. C’est notamment le cas des personnes qui s’étaient organisées contre la réforme du passage de 90 à 80 km/h comme vitesse maximale autorisée sur les routes départementales. En janvier 2018, on pouvait voir des pancartes au bord des routes et même quelques rassemblements – en ligne, sur Facebook ou dans certains lieux. Ces réseaux semblaient mineurs. Pourtant, des formes d’engagement ont subsisté jusqu’aux gilets jaunes. D’autres mobilisations paraissaient lointaines : par exemple, les bonnets rouges. Certaines personnes que j’ai interrogées, dans la région Centre, avaient participé à ce mouvement contre l’écotaxe, alors qu’on dit souvent qu’il était cantonné à la Bretagne. L’autoroute au blocage duquel elles avaient pris part à l’époque était d’ailleurs la même que celle du samedi 17 novembre.

L’absence des professions intermédiaires, des enseignants, du milieu agricole et des syndicats suggère que les gilets jaunes ont été une révolte plutôt qu’une révolution.

Sur les ronds-points, ces politisations sont aussi marquées par l’absence d’un certain usage de la parole politique issue des cadres auxquels nous sommes plus habitués, comme les partis politiques, les syndicats ou les associations. Ce décalage, original et relativement inédit, est propice à l’engagement de milieux sociaux jusque-là rétifs aux structures institutionnelles.

Cette attitude dubitative se retrouve aussi vis-à-vis des syndicats – quand bien même de nombreuses personnes syndiquées étaient présentes sur les ronds-points.

Oui, cette présence était frappante, notamment chez les ouvriers qualifiés de l’industrie. En revanche, il y avait assez peu de représentants syndicaux. En tout cas, ils s’annonçaient très rarement par ce statut-là. Cette gêne peut s’expliquer par le fait que les centrales syndicales avaient choisi de ne pas soutenir ouvertement les gilets jaunes. Le refus des syndicats de débrayer était d’ailleurs assez mal compris, même s’il y avait différentes raisons à cela, en plus de la crainte que le mouvement ne soit noyauté par l’extrême droite : au même moment avaient lieu les élections agricoles, celles de la fonction publique… Ces échéances mobilisaient beaucoup les grandes centrales.

Ces précédentes mobilisations permettent, selon vous et d’autres chercheurs, de qualifier les gilets jaunes de « mouvement des mouvements ». Y a-t-il un dénominateur commun à toutes ces luttes ?

Oui, cette expression de « mouvement des mouvements » permet de souligner le caractère composite des gilets jaunes : leurs luttes antérieures et leurs professions étaient très diverses, et ils pouvaient être de bords politiques opposés, mais leurs modes de vie étaient similaires. Je pense qu’un dénominateur commun existe, mais pas forcément en termes de revendications – même si les bonnets rouges avaient formulé ce sentiment d’injustice fiscale, comme l’ont fait les gilets jaunes initialement. Il faut plutôt regarder les personnes concernées et les savoir-faire mis en œuvre. Observer ce mouvement uniquement par les manifestations à Paris, sans regarder du côté des ronds-points, constitue une profonde erreur d’analyse. Les ronds-points des gilets jaunes formaient une sorte de réceptacle de compétences, de références communes, de pratiques et de réalités semblables aux différents milieux sociaux mobilisés.

Les économistes Bruno Amable et Stefano Palombarini ont qualifié les gilets jaunes de « bloc antibourgeois », en référence au « bloc bourgeois » que représentent les classes moyennes et supérieures favorables à la mondialisation et représentées par Emmanuel Macron. Pourquoi pensez-vous qu’il faille nuancer cette analyse ?

Leurs travaux sont tout à fait intéressants. C’est un prisme possible pour analyser le mouvement des gilets jaunes : il formerait un bloc d’opposition au bloc bourgeois. Mais il me semble que sa composition sociologique nuance cette lecture en termes de « bloc ». J’ai pu observer que les gilets jaunes ont certes rassemblé les classes populaires, mais les ouvriers de l’artisanat ou les secrétaires, qui ne sont pas des professions anodines au sein des classes populaires, étaient peu représentés. Or on ne voit pas pourquoi ces professions ne seraient pas engagées contre un bloc bourgeois, représenté par Emmanuel Macron.

Les ronds-points sont devenus des communautés d’inclusion sociale assez forte. Une forme de politisation in situ et par le bas.

La relative hétérogénéité des gilets jaunes empêche de s’en tenir à cette idée restrictive d’opposition des blocs. Par ailleurs, tout portait à croire que, du côté des professions intermédiaires, comme les enseignants, un certain soutien allait se manifester. Or cela n’a pas été le cas. Idem pour le milieu agricole. Les syndicats auraient également pu établir un rapport de force avec le gouvernement en appelant à rejoindre les gilets jaunes. Je pense que de tels soutiens auraient ouvert une ère de grands changements tels qu’on les a connus dans l’histoire française, en 1936 (accords de Matignon) ou en 1968 (accords de Grenelle). Preuve de l’écart qui existe entre les enseignants et les gilets jaunes : les premiers avaient initié un mouvement parallèle, les « stylos rouges », qui, du point de vue des seconds, les renvoyaient à leurs parcours scolaires malheureux. Pour nombre de gilets jaunes, la culture écrite n’est pas évidente. Ces absences suggèrent que les gilets jaunes ont été une révolte plutôt qu’une révolution.

Révolte ou révolution : ce questionnement parcourait aussi Nuit debout, un mouvement auquel vous vous référez à plusieurs reprises dans le livre. Jusqu’à quel point ces deux révoltes se ressemblent ou ­s’opposent ?

Nuit debout a plusieurs points communs avec les gilets jaunes. D’abord, la temporalité assez rapprochée – même si le contexte politique a beaucoup changé entre le printemps 2016 et l’hiver 2018. Ensuite, la caractéristique de l’occupation d’un lieu public, ce qui implique une visibilité par les autres citoyens, mais aussi une forte médiatisation. Ces parallèles sont intéressants, mais ils ne doivent pas cacher la très grande différence sociologique des publics engagés. Nuit debout, a fortiori sur la place de la République, à Paris, était surtout constitué d’intermittents du spectacle, d’universitaires et de journalistes. Un autre point qui les éloigne : les lieux de rassemblement. Nuit debout s’était positionné sur des mobilisations en centre-ville et très souvent en face des mairies ou de lieux symboliques. Pour les gilets jaunes, ce sont des ronds-points situés généralement dans des zones commerciales de petites agglomérations, même s’ils ont pu occuper des péages ou des parkings.

Vous insistez sur la « joie », le « plaisir » et les « ressentis » qu’ont pu éprouver certains gilets jaunes à l’idée d’être ensemble et de transgresser des espaces urbains subis au quotidien, comme les ronds-points. Ce mouvement a-t-il été aussi une révolte des corps ?

Je ne suis pas à l’aise avec cette expression : selon moi, c’était une révolte interactionniste. Sur les ronds-points avaient lieu plein d’échanges extraordinaires par rapport à la vie des personnes concernées. D’abord avec les autres personnes présentes, et notamment des discussions qui n’ont pas cours dans les sociabilités habituelles, comme partager avec des inconnus les difficultés du quotidien. Très rapidement, les ronds-points sont devenus des communautés d’inclusion sociale assez forte, avec évidemment des tensions, des colères, des moments de joie, etc. Mais aussi une interaction avec les automobilistes : les barrages routiers ont été l’occasion d’entamer un échange avec eux, ce qui constitue, selon moi, une forme de politisation in situ et par le bas.

Cette politisation s’entremêle avec les tensions économiques du quotidien : ce sont ces fameux « modes de vie ». Ils constituent le cœur de votre enquête…

J’ai insisté sur cette notion de budget car, derrière ce mot, il y a la dimension économique – le lien entre le salaire que l’on gagne et les biens auxquels on peut accéder –, mais aussi un enjeu qualitatif : des formes de vie qui renvoient à des dimensions plus larges comme la gestion du temps, les goûts alimentaires ou les sociabilités. Il y a toute une partie de la population française dont les modes de vie sont sous forte tension. On le constate notamment sur des emplois du temps qui débordent à cause des heures supplémentaires en plus du temps plein, la prise en charge de personnes dépendantes à domicile pour éviter de payer un intermédiaire trop cher, des à-côtés pour pallier la précarité et qui forment ce que j’appelle le système D. Je prends pour exemple le mode de vie de la famille de José et Sylvie, parents d’un jeune de 21 ans. Après avoir remboursé leur prêt immobilier, payé les factures et les frais fixes, leur « reste à vivre » représente seulement 7 % de leurs revenus (en l’occurrence, 201 euros).

Vous parlez même d’« attaques des gouvernements successifs » : quelles sont les réformes qui ont transformé la réalité des gilets jaunes ?

Il faut se départir d’une lecture partisane, car ces attaques renvoient à des politiques publiques menées depuis plusieurs décennies. Le premier volet, c’est la question de l’automobile, avec un durcissement important de la législation contre les excès de vitesse et l’alcoolémie. Je ne remets pas en cause cette politique, mais elle s’est articulée à d’autres législations comme le renforcement du contrôle technique, qui se concentre sur les personnes amenées à utiliser quotidiennement leur voiture. Ce phénomène contraint le déploiement d’une des compétences structurantes du mouvement des gilets jaunes : la culture de la voiture et de sa réparation faite soi-même.

Il n’y a pas eu d’élan massif vers les institutions traditionnelles. Pour autant, cela ne veut pas dire qu’ils sont tous abstentionnistes.

Le deuxième volet, c’est la redistribution. Ils sont contre les taxes proportionnelles, c’est-à-dire celles que tout le monde paie au même niveau, qu’importe le revenu. Ils sont aussi très marqués par l’augmentation de la CSG, contraire à l’idée de la justice fiscale, selon laquelle plus on est riche, plus on paie d’impôts. Un troisième aspect repose sur l’ouverture par l’État de marchés entiers à des sociétés privées : les mutuelles complémentaires, la gestion des autoroutes et des péages ou certaines maisons de retraite.

Face à ces injustices, le système D, qui concentre un ensemble de pratiques et de savoir-faire communs à de nombreux gilets jaunes pour pallier la précarité, constitue-t-il une forme de résistance ?

De mon point de vue, bien sûr. Mais je ne suis pas sûr que cette résistance s’énonce comme ça du point de vue des gilets jaunes. Pour eux, c’est la seule manière d’arrondir leurs fins de mois et de maintenir un certain niveau de vie pour eux et leur famille. Cela les amène à recourir à un ensemble d’activités : faire son bois, ses réparations, entreprendre des petits chantiers pour des proches… Ce sont des pratiques qui permettent de « tenir », comme ils disent souvent.

À six mois de l’élection présidentielle, comment ces personnes pour qui les gilets jaunes ont constitué une première expérience militante ont-elles évolué dans leur politisation ?

C’est une question difficile, qui demanderait une étude à part entière. Mais il me semble qu’il n’y a pas eu d’élan massif vers les institutions traditionnelles, avec lesquelles les gilets jaunes entretiennent une réelle distance. Pour autant, cela ne veut pas dire qu’ils sont tous abstentionnistes. Mais il demeure ce sentiment partagé que le champ politique ne répond pas à leurs difficultés. Les milliers de personnes qui ont pris part à ce mouvement sont politisées, mais ont le sentiment de ne pas être représentées. Ce qui, pour la République, est assez inquiétant.

Gilets jaunes. La révolte des budgets contraints Pierre Blavier, PUF, 240 pages, 18 euros.

Pour prolonger > Politis est partenaire du documentaire « Un Peuple« , réalisé par Emmanuel Gras, en salle le 23 février.

Idées
Temps de lecture : 11 minutes
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