Ukraine : De la solidarité dans l’art

Un réseau d’entraide s’organise entre les milieux de la culture et le pays frappé par la guerre. Certains lieux accueillent des artistes ukrainiens, mais aussi des Russes dissidents en exil. Une urgence qui s’inscrit déjà dans la durée.

Anaïs Heluin  • 30 mars 2022 abonné·es
Ukraine : De la solidarité dans l’art
Dakh Daughters, groupe théâtral et musical formé à Kyiv en 2012, est accueilli au Préau, CDN de Normandie-Vire.
© Maxim Dondyuk

Ce 22 mars, l’Atelier des artistes en exil (aa-e) ne présente aucun signe extérieur de crise ni d’agitation. Dans le grand hall d’accueil du 6, rue d’Aboukir, dans le deuxième arrondissement de Paris, tout près de la place des Victoires, où l’association cofondée en 2017 par Judith Depaule et Ariel Cypel est installée depuis 2020, les calmes allées et venues d’artistes et de membres de l’équipe témoignent des nombreuses activités qui se tiennent quotidiennement dans les 1 000 mètres carrésdu lieu. La musique qui nous parvient de l’une des salles témoigne de la présence d’artistes au travail. D’autres musiciens, plasticiens ou encore artistes de théâtre – toutes les disciplines sont représentées à l’aa-e, qui soutient à ce jour quelque 350 artistes – viennent suivre un cours de français ou bénéficier de l’appui social et artistique offert par la structure. Cette organisation bien réglée cache pourtant un état d’urgence.

Depuis le 24 février, date de l’invasion de l’Ukraine par l’armée de Vladimir Poutine, Judith Depaule et son équipe d’une vingtaine de personnes sont en effet mobilisées pour venir en aide aux artistes ukrainiens et russes dissidents que la guerre pousse vers la France. «Les personnes se dirigeant d’abord vers les pays limitrophes tels que la Pologne ou la Géorgie, les demandes d’aide ont, dans un premier temps, été peu nombreuses à nous parvenir. Elles commencent depuis quelques jours à l’être davantage», détaille Judith Depaule, à qui la Maison des métallos vient de consacrer, ainsi qu’à son association, toute sa programmation du mois de mars.

Pour affronter ce contexte, dont les évolutions sont imprévisibles, et coordonner les actions de tous les lieux culturels français qui se sont très vite portés solidaires de l’Ukraine, l’aa-e a mis en place deux lignes téléphoniques directes : l’une consacrée aux artistes ukrainiens, l’autre aux artistes russes. Le fonds de soutien de 1 million d’euros mis en place par le ministère de la Culture pour l’accueil des artistes et professionnels de la culture ukrainiens financera, entre autres, ce dispositif.

« Nous avions déjà créé une hotline pour les artistes afghans il y a un an, au moment du retour des talibans au pouvoir. L’arrivée massive d’Afghans et avant, en 2021, de Birmans nous a en quelque sorte préparés à la gestion de la catastrophe actuelle», observe Judith Depaule. Par exemple, depuis le coup d’État birman, l’aa-e s’organise par communautés. Un coordinateur national pour les artistes ukrainiens et russes rejoindra ainsi sous peu l’association. Les Ukrainiens nouveaux venus seront aussi accueillis par des compatriotes arrivés en France au moment de la guerre du Donbass pour fuir l’enlisement des conflits entre rebelles pro-russes et gouvernement ukrainien.

Régisseur de l’aa-e depuis 2018, l’ingénieur en informatique et photographe Andriy Vatrych est l’un de ces artistes ukrainiens qui se mobilisent pour parer aux urgences rencontrées par les exilés de fraîche date, mais aussi leur permettre au plus vite d’exercer une activité artistique. «Certains peuvent témoigner par l’art de la situation en Ukraine, pour dénoncer la propagande et la criminalité du gouvernement russe. Quel que soit leur propos, les artistes qui fuient la guerre ont non seulement besoin, dans leur pays d’accueil, de trouver un logement, de la nourriture et d’être accompagnés dans leurs démarches administratives, mais aussi d’avoir un espace où créer. Pour moi et surtout pour mon épouse, qui est peintre, cela a été très important quand nous sommes arrivés. Grâce à l’aa-e, elle a pu reprendre très vite la peinture, et même exposer. » Il salue les dispositifs existants en France, ainsi que les initiatives nées spontanément dès les premiers jours de la guerre.

Les appels à soutien aux artistes ukrainiens et russes sont en effet nombreux depuis fin février. Lucie Berelowitsch, directrice du Préau, Centre dramatique national (CDN) de Normandie-Vire, a été l’une des premières à en lancer un. Très vite, pas moins de 70 représentants de structures culturelles se sont portés signataires : des directeurs de CDN, de scènes nationales et conventionnées…

« Ce bel élan de solidarité a pris des formes différentes selon l’identité des lieux et leurs capacités, dit Lucie Berelowitsch_. De nombreuses manifestations de soutien ont été organisées : collectes, soirées… Ce mouvement est symboliquement très important pour les Ukrainiens. Il doit toutefois être accompagné d’un accueil plus large, tel que l’aa-e, avec qui nous sommes en contact, le pratique. »_

D’origine russe mais très proche de l’Ukraine, où elle a découvert à partir de 2014 « une scène artistique foisonnante, notamment en matière théâtrale, où se développaient depuis peu mais avec dynamisme des écritures en langue ukrainienne, ce qui n’allait pas de soi dans un pays où la sphère publique a longtemps été dominée par la langue russe», Lucie Berelowitsch accueille au Préau dix-neuf artistes ukrainiens. Vlad Troitskyi, metteur en scène et fondateur du centre d’art contemporain Dakh, en fait partie, de même que les musiciennes et actrices du groupe Dakh Daughters, né dans son lieu et très célèbre dans son pays. «Ayant déjà travaillé avec ces artistes pour mon Antigone il y a quelques années, il a tout de suite été évident pour moi de les accueillir au Préau. D’autant plus que nous nous apprêtions à nous retrouver pour travailler ensemble sur ma prochaine création, une adaptation des Géants de la montagne de Pirandello. »

À Vire comme à l’aa-e, les artistes ukrainiens rencontreront des artistes afghans. Le CDN en accueille et participe avec d’autres lieux à des actions qui visent à permettre leur intégration dans le paysage culturel français. «Avec plusieurs structures culturelles normandes et le CDN de Tours, nous portons par exemple un projet de création avec des comédiens afghans. Car, isolé, un acteur étranger ne parlant pas français ne peut pas pratiquer son art, contrairement à des artistes plasticiens, des danseurs ou encore des musiciens, surtout s’ils sont constitués en groupe», explique la directrice du Préau, qui envisage déjà la mise en place d’un dispositif similaire pour les comédiens ukrainiens.

Dans l’immédiat, Lucie Berelowitsch organise la tournée en France des Dakh Daughters (1), qui ont participé à une soirée le 21 mars au Théâtre de l’Odéon, préparée par son directeur, Stéphane Braunschweig, et elle-même. Elles y ont retrouvé leurs complices du groupe DakhaBrakha, dont certaines font partie. Les autres membres sont accueillis par le Monfort à Paris. Tandis qu’au Théâtre du Châtelet résident les artistes du Kiev City Ballet, en tournée française lorsque la guerre s’est déclarée.

La solidarité avec les artistes russes se fait souvent plus discrète, notamment par égard pour les Ukrainiens, dont les souffrances peuvent provoquer un rejet total de tout ce qui touche à la Russie. Comme bien d’autres, Judith Depaule, toutefois, n’hésite pas à se positionner clairement contre le boycott et l’arrêt de relations culturelles avec la Russie demandés à la communauté internationale par de nombreux artistes ukrainiens à travers une lettre publique. « La plupart des artistes russes sont contre la guerre et risquent beaucoup à le dire. En quittant leur pays avec des visas de trois mois, ils vont très vite devoir faire un choix difficile : rester dans le pays d’accueil ou retourner en Russie. En les aidant de même que les artistes ukrainiens, nous voulons porter un message de paix. »

(1) Elles joueront le 31 mars à L’Éclat, Pont-Audemer (27), le 1er avril à la Scène nationale de Dieppe (76) et le 2 avril au Préau, Vire (14).

Théâtre
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