Quand les multinationales dévorent les terres

La journaliste Lucile Leclair révèle l’ampleur de l’accaparement des surfaces agricoles en France par des industriels du luxe ou de l’agroalimentaire, au détriment du métier de paysan.

Vanina Delmas  • 6 avril 2022 abonné·es
Quand les multinationales dévorent les terres
Récolte de jasmin pour la maison Chanel, qui s’est offert dix hectares à Grasse.
© PASCAL GUYOT / AFP

En 2016, le groupe chinois Reward s’affichait à la une des journaux français après avoir acquis 1 700 hectares de terres agricoles dans le Berry. Objectif ? Cultiver du blé et vendre une farine estampillée « made in France » dans son pays. Depuis, ces pratiques se sont répandues à bas bruit, orchestrées par de grands industriels français du luxe, de l’agroalimentaire ou de l’industrie cosmétique. Dans son livre Hold-up sur la terre, Lucile Leclair narre par le menu l’appétit croissant des multinationales pour les fermes françaises depuis le début des années 2010 et démontre que l’accaparement des terres agricoles ne concerne plus seulement les pays du Sud.

Hold-up sur la terre, Lucile Leclair, Seuil, 160 pages, 12 euros.

La journaliste a persévéré pendant six mois pour tenter de pénétrer dans ces fermes « sans agriculteurs », dirigées par des cols blancs depuis leurs bureaux lointains. À Grasse, Chanel s’est offert dix hectares pour cultiver ses propres fleurs pour la bagatelle de 10 millions d’euros… soit trois fois le prix local de l’hectare. Dans le Morbihan, le spécialiste de la chips Altho – appartenant à Avril, quatrième groupe agroalimentaire français – a profité du désarroi d’un couple d’agriculteurs voulant partir à la retraite pour racheter leurs terres. En Camargue, Euricom, vendeur numéro un de riz en Europe, est fier de sa ferme de 1 300 hectares où travaillent 20 ouvriers agricoles. Un producteur de riz lambda détient en moyenne… 90 hectares.

Ces « exploitations agricoles de firme » ont des caractéristiques précises : elles misent la plupart du temps sur des techniques numériques et un système intensif, même si elles sont parfois en bio, et renforcent la standardisation du vivant. Et surtout, « c’est une agriculture qui n’est pas faite sur la base de données agricoles, mais à partir de données financières », comme le résume Stefano, ouvrier à la ferme Euricom.

Au-delà de la dénonciation, l’enquête décrypte les rouages de cette mécanique aussi discrète qu’efficace, les vides juridiques et les comportements qui permettent cette emprise grandissante. L’opacité voire les dérives des sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural (Safer), chargées de redistribuer le foncier agricole en fonction de l’intérêt général, sont minutieusement expliquées.

L’omerta qui règne sur ces territoires et ces pratiques traverse tout le livre : les syndicats sur le front peinent à obtenir des informations, les agronomes ont du mal à établir un recensement précis, les ouvriers et agriculteurs refusent de témoigner, ou sous couvert d’anonymat, tant il est honteux d’avoir cédé aux sirènes des industriels. Si le tableau est assez sombre, Lucile Leclair termine sur les récits de celles et ceux qui s’opposent à cette vision de l’agriculture aseptisée et se donnent corps et âme pour rappeler que la terre est un bien commun.

Idées
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