Privation de liberté aux frontières : « Une régression historique ! »

L’avocate Hélène Gacon alerte sur les dangers des murs juridiques qui s’érigent aux frontières européennes et dénonce « un véritable déni du droit d’asile ».

Chloé Dubois (collectif Focus)  • 18 mai 2022 abonné·es
Privation de liberté aux frontières : « Une régression historique ! »
Le poste de contrôle de la PAF à l’entrée du tunnel de Fréjus.
© Chloé Dubois

Proposé par la Commission européenne en septembre 2020, le nouveau pacte sur la migration et l’asile visant à réformer la politique migratoire européenne s’enlise au Parlement et au Conseil européen. Si la possibilité de voir le projet adopté dans son ensemble est peu plausible, certaines dispositions peuvent l’être indépendamment, ce qui n’est pas moins inquiétant. Parmi elles, deux propositions de règlement prévoient de systématiser l’enfermement aux frontières extérieures de l’espace Schengen durant l’examen des procédures d’accès au territoire (1).

Hélène Gacon, avocate et membre de la commission libertés et droits de l’homme du Conseil national des barreaux, dénonce une généralisation de l’approche « hot spots », synonyme de l’« encampement » aux portes de l’Union européenne.

Que pensez-vous des textes proposés par le projet de pacte migratoire européen ?

Hélène Gacon Membre de la commission libertés et droits de l’homme du Conseil national des barreaux.

Hélène Gacon : Que du mal ! En pratique, le système européen de l’asile dissuade déjà les étrangers d’accéder au territoire européen, au mépris des libertés fondamentales, y compris celle de déposer une demande d’asile après avoir été persécuté dans son pays. Avec le projet de pacte, la tendance est semblable, voire pire.

Tout est fait pour repousser davantage les candidats à l’asile avant même qu’ils puissent faire valoir leurs droits et expliquer, dans des conditions d’accueil satisfaisantes, les raisons pour lesquelles ils doivent être protégés rapidement. Le texte prévoit de les priver de liberté plusieurs semaines pour procéder à des vérifications (2), mais sans les informer des opérations qui seront menées à leur sujet ni qu’ils puissent exprimer leurs besoins. Un enfermement sans accès aux droits élémentaires, sans possibilité de s’entretenir avec quiconque (pas même un avocat), et qui pourra déboucher sur un refus d’accès au territoire européen. Et ce risque concerne également les enfants, qu’ils soient seuls ou accompagnés. Avec ce nouveau droit européen, la France aurait la faculté d’abandonner le système des zones d’attente, relativement protecteur, qu’elle a élaboré il y a trois décennies.

La privation de liberté des personnes qui ne remplissent pas les conditions d’entrée sur le territoire européen (y compris celles qui ont été secourues en Méditerranée) pourrait devenir systématique aux frontières, sans garantie d’accès aux droits…

Avant même de savoir si la personne est autorisée à entrer sur le territoire européen, par exemple au titre de l’asile, il faudra qu’elle soit identifiée par les services de police (3). Le résultat de ces recherches pourra constituer un motif de refus supplémentaire. Cela dit, aucune décision écrite ne sera prise, ni au début des opérations d’identification ni lorsqu’elles seront terminées, y compris si l’accès au territoire européen est refusé.

Les personnes ne pourront pas bénéficier de l’assistance d’un avocat ou d’un interprète.

En principe, toute décision de privation de liberté doit être exceptionnelle et, si elle est prise, chacun doit pouvoir en connaître les raisons. Or, là, les personnes n’auront pas accès à leur dossier et ne pourront pas savoir quelles investigations sont menées à leur propos. Elles ne pourront pas bénéficier de l’assistance d’un avocat ou d’un interprète – gratuitement, bien entendu – ni former de recours auprès des -tribunaux.

Il est important que le dernier mot soit dit par un juge, et non par les forces de police. Finalement, ces personnes risquent d’être interdites d’accès au territoire sans savoir pourquoi ni avoir l’occasion de contester cette décision. De surcroît, elles auront souffert de l’enfermement pendant plusieurs semaines. C’est totalement contraire aux droits -fondamentaux.

Les personnes à la recherche d’une protection internationale devront donc, elles aussi, passer par cette procédure de filtrage ?

C’est exact. Pourtant, la convention de Genève nous explique qu’une personne qui a besoin d’une protection doit pouvoir déposer sa demande d’asile le plus rapidement possible. Dans l’esprit inverse, la procédure d’identification envisagée par le droit -européen va créer un échelon supplémentaire dans l’accès à la procédure d’asile, en amont, qui va retarder, voire empêcher, l’examen de la demande de protection. C’est un véritable déni du droit d’asile, que les États européens se sont engagés à respecter pleinement en 1951. C’est une régression historique !

Vous dénoncez la mise en place de statistiques « pour préciser la notion de pays d’origine sûr, au détriment du principe d’examen individuel » de la demande d’asile. Pouvez-vous expliquer ?

En droit européen, comme en France, nous connaissons déjà la procédure d’asile à la frontière. Il s’agit de déterminer si, a priori, une demande est fondée sur des motifs sérieux ou non. Il est aussi possible que la procédure soit enregistrée et traitée de façon accélérée, au mépris de certaines garanties. Avec la nouvelle proposition de règlement, une personne sera automatiquement orientée vers la procédure accélérée si elle est ressortissante d’un pays au sujet duquel les États membres délivrent une protection internationale dans moins de 20 % des cas dans l’ensemble de l’Union européenne.

Au-delà du fait que cette règle méconnaît le principe de l’examen individuel de chaque situation, elle résultera d’une moyenne statistique à l’échelle des États membres qui retiennent, par exemple, un taux d’admission de plus de 80 % dans un pays, et proche de 0 % dans un autre. C’est le cas de l’Afghanistan et de la Syrie. Ainsi, en France, nous devrons refuser des candidats à l’asile de ces pays parce que les Danois ont décidé de tous les refuser. C’est une solidarité entre les États membres qui se traduit par un déni généralisé.

Où seront maintenues les personnes durant toute la durée des -procédures ?

Les mécanismes de contrôle seront susceptibles d’être déployés à toutes les frontières extérieures, qu’elles soient terrestres, maritimes ou aériennes. Certains lieux de privation de liberté existent déjà dans les États membres. C’est le cas des zones d’attente françaises.

Bien sûr, d’autres lieux pourraient être créés. La proposition de règlement prévoit qu’ils se situent soit sur le territoire du pays européen frontalier, soit sur celui d’un États tiers, mais toujours à la frontière. Ce qui risque de générer des difficultés importantes. Par exemple, à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie, le lieu de privation de liberté pourrait se situer en Biélorussie. Qui va alors mener les contrôles : la police polonaise ou son homologue biélorusse ? Et quel droit sera appliqué : le droit européen ou celui du pays tiers frontalier (en principe, le droit européen ne peut s’appliquer que sur le territoire européen) ? Tout cela interroge et, surtout, nous inquiète sérieusement.


(1) La première concerne les procédures de filtrage et d’identification des personnes aux frontières extérieures de l’UE. La seconde relève de la gestion de l’asile aux frontières.

(2) La durée d’enfermement peut atteindre six mois, entre la période de filtrage, le temps de l’examen de la demande et, le cas échéant, la mise en œuvre de la mesure d’éloignement.

(3) Les opérations de filtrage et d’identification prévoient un contrôle d’identité, un contrôle sanitaire, un contrôle de sécurité, le relevé des empreintes digitales, la reconnaissance faciale et l’enregistrement des données biométriques dans la base Eurodac.

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