« Cahiers noirs » : Ronit Elkabetz pour l’éternité

Shlomi Elkabetz a filmé pendant plus de quinze ans sa sœur, morte en 2016. Elle y apparaît dans toute son intensité de femme et d’artiste.

Christophe Kantcheff  • 28 juin 2022 abonné·es
« Cahiers noirs » : Ronit Elkabetz pour l’éternité
Il arrive que l’on confonde le désarroi de l’actrice malade avec celui de Viviane, son personnage.
© DBG/ElzÈvir & Cie/Riva Films / Archives du 7eme Art / Photo12 via AFP

On l’a comparée aux plus grandes. En raison d’une certaine ressemblance, le nom d’Anna Magnani a été fréquemment invoqué. Ronit Elkabetz était par son physique et son aura une diva. Elle aurait dû d’ailleurs interpréter la Callas, si la mort ne l’avait prématurément emportée en 2016, à 51 ans. Quiconque l’a vue ne serait-ce qu’une fois sur un écran ne peut oublier cette actrice à la beauté et au talent sidérants, réalisatrice, avec son frère Shlomi, d’une trilogie dont elle est l’interprète centrale : Prendre femme (2004), Les Sept Jours (2007), Le Procès de Viviane Amsalem (2014).

Sur le même sujet : « le Procès de Viviane Amsalem », de Ronit et Shlomi Elkabetz : Divorce à l’israélienne

Cahiers noirs : « Viviane » et « Ronit », Shlomi Elkabetz, 1 h 48 et 1 h 40.
Shlomi Elkabetz dit d’elle qu’elle est « noire », pas seulement en raison de ses cheveux d’un ébène profond. Il précise : « Quand je dis que Ronit est noire, je veux dire qu’elle a cette faculté d’absorber les images, de les archiver, puis de les restituer à travers sa propre silhouette. » D’où le titre, Cahiers noirs, de son nouveau film, consacré à sa sœur. Il l’a filmée pendant une quinzaine d’années avec une petite caméra. Ils sont presque toujours ensemble, travaillent en bonne intelligence, vivent dans le même appartement quand ils sont à Paris. Ils entretiennent une relation fusionnelle, indissociable (et pourtant…).

Pas de méprise : Cahiers noirs n’est pas constitué d’une suite de séquences où l’on verrait Ronit Elkabetz dans son intimité ou en représentation. Le film est bien plus singulier. Sa structure élaborée, en deux parties, emprunte les chemins de la fiction tout en restant dans le domaine du documentaire. Le premier volet a pour sous-titre « Viviane », parce qu’il se concentre sur Viviane Amsalem, l’héroïne de la trilogie – en l’occurrence, plus particulièrement de Prendre femme. Le second, « Ronit », parce qu’il est centré sur le combat mené par l’actrice et réalisatrice contre la maladie, qui était déjà en elle lors du tournage du Procès de Viviane Amsalem sans qu’elle en sache encore la gravité. En outre, Shlomi Elkabetz a imaginé qu’un voyant marocain lui annonce la mort future de sa sœur. Par ce prisme, il revoit toutes ces années écoulées, en se mettant parfois à la place de sa sœur, comme s’il disait les mots qu’elle aurait écrits dans son journal intime.

« Viviane » juxtapose les scènes de fiction issues de Prendre femme et celles, nombreuses, des parents de Ronit et Shlomi, qui témoignent de leur parcours (juifs émigrés du Maroc en Israël), se confient, se confrontent. Prendre femme raconte plus particulièrement l’histoire de leur mère, Myriam, mariée à un homme austère, leur père, respectant à la lettre la tradition religieuse. Celui-ci est incarné par Simon Abkarian, acteur fidèle et ami du frère et de la sœur, que l’on retrouve dans chaque film de la trilogie. Ce dialogue entre fiction et réalité (rehaussé par l’utilisation de la musique du grand Bernard Herrmann, le musicien d’Hitchcock) est particulièrement fécond. Par ce qu’il révèle du haut degré d’inspiration familiale dont se nourrit le travail de Ronit et Shlomi Elkabetz – non assumé par leurs parents, leur père refusant même de voir leurs films. Mais qui, par ailleurs, se laissent filmer avec gourmandise. Il montre aussi comment Ronit s’est émancipée de sa mère. Dans la fiction, son personnage se rebelle, s’autorisant bien davantage que ce que s’est permis Myriam Elkabetz. Dans la réalité, cela s’est aussi traduit par un départ : à un peu plus de 30 ans, Ronit, pourtant déjà vedette en Israël, s’est exilée en France, où elle est repartie de zéro.

« Ronit », le second volet de Cahiers noirs, est plus poignant, mais dénué de pathos. Ce qui ressort avant tout, alors que la comédienne doit affronter la maladie : son goût pour la vie et l’amour qui lui vient de ses enfants (elle a donné naissance à des jumeaux en 2012) et de ses proches, en particulier de son frère. La tension vitale que lui procure aussi le cinéma.

Pourtant, les nombreuses séquences sur le tournage du Procès de Viviane Amsalem sont marquées par la souffrance d’une femme qui ignore encore qu’elle est atteinte d’un cancer du poumon. Ronit est désarçonnée, épuisée. Ne sait pas pourquoi son désir de jouer lui échappe. Des tensions naissent entre le frère et la sœur sur le plateau. Là encore, Shlomi Elkabetz a inséré des images de la fiction. Il arrive ainsi que l’on confonde le désarroi de l’actrice malade avec celui de Viviane, en proie à un système judiciaire ultra-patriarcal.

Le diptyque fiction/réalité qui traverse le film renvoie à un autre, tout aussi présent : vivante/morte. La Ronit Elkabetz sur l’écran n’est pas un spectre. Le cinéma qu’elle a tant aimé lui confère une immortalité, alors qu’on la voit en proie au mal, perdre ses cheveux, s’essouffler. Mais à chaque épreuve elle a une réponse. Avec ou sans sa chevelure, elle ne cède rien de sa beauté, de son intensité. Avec son frère, elle va présenter son film dans de nombreux pays, comme elle l’a fait pour Prendre femme, qui lui a valu en Israël des reproches exprimés par une journaliste à la télévision sur sa trop grande liberté. La verte réplique de Ronit Elkabetz ne s’est pas fait attendre.

Cahiers noirs commence et s’achève dans l’appartement parisien, vide, au moment où Shlomi Elkabetz, désormais seul, le quitte. Il avait filmé Ronit à une fenêtre prenant la lumière et disant que celle de Paris était l’une des plus belles qu’elle connaisse. C’est exactement l’effet qu’elle produit sur nous, ses spectateurs. Nous sommes devant Cahiers noirs comme à une fenêtre et recevons la lumière de Ronit Elkabetz, l’une des plus belles qui soient.

Cinéma
Temps de lecture : 5 minutes