L’islam pluriel de John Tolan

L’ouvrage, savant mais accessible, de l’historien est un superbe plaidoyer contre les essentialismes.

Denis Sieffert  • 8 juin 2022 abonné·es
L’islam pluriel de John Tolan
Une cour du palais de l’Alcazar de Séville, construit à l’époque de la domination arabe, entre le VIIe et nle XIIIe siècle.
© Leemage via AFP

Comprendre l’islam est devenu chez nous, qu’on le veuille ou non, un enjeu de société. En nous plongeant dans une histoire infiniment complexe qui fait un sort à tous les essentialismes, l’ouvrage de l’universitaire franco-américain John Tolan y contribue superbement. Toute l’histoire de l’islam, d’abord enchâssé dans le monde chrétien, est ici celle d’une dualité entre ouverture et rigorisme identitaire. Il y a la division entre chiites et sunnites, sorte de querelle d’héritage à la mort du Prophète au VIIe siècle, mais il y a surtout «une pluralité d’opinions de juristes, de théologiens, de mystiques». Dès le califat des Omeyyades, nous dit Tolan, l’expansion vers l’Occident ouvre l’islam à des influences multiples. C’est dans ces riches années, vers 696, que le texte définitif du Coran est établi.

Mais c’est le califat issu de la « révolution abbasside » qui, un siècle plus tard, donne naissance à une civilisation réellement multiconfessionnelle. Ce qui est remarquable, écrit Tolan, «c’est la connaissance mutuelle des textes sacrés : le patriarche chrétien tire des arguments du Coran et le calife musulman de la Torah et des Évangiles». On traduit les Topiques d’Aristote en arabe. Les poètes célèbrent le vin et l’amour. C’est le temps des Mille et Une Nuits. Les IXe et Xe siècles seront ceux d’un rayonnement culturel de portée universelle. L’autre «large mouvement culturel et intellectuel impliquant des penseurs et écrivains musulmans et chrétiens » sera évidemment la Nahda (la Renaissance), qui vient démentir, au XIXe siècle, l’image orientaliste d’un islam incompatible avec la science. Cet islam réformé sera «la clef de la résistance à l’agression française et britannique ».

La suite est une longue histoire de luttes anticoloniales. Avec les guerres de libération, la dualité millénaire prend «la forme d’une opposition sur les modèles politiques à adopter dans les pays nouvellement indépendants, faite de confrontations entre une vision spirituelle de l’islam et un modèle légaliste ». Nous voilà de plain-pied dans notre époque. Ce qui frappe, en lisant Tolan, ce sont les choix des Européens, hostiles aux nationalistes de la Nahda, mais alliés aux intégristes saoudiens, dépositaires depuis le XVIIIe siècle d’un islam sectaire que la complicité occidentale a transformé en «nouvelle orthodoxie sunnite exportée dans le monde entier ». Tolan pointe les contradictions d’une France « laïque en métropole et communautariste dans les colonies». On tirera profit des pages sur les diverses significations du voile ou sur l’islam politique des Frères musulmans, qui conçoivent «un exercice du pouvoir consensuel et collectif» face à l’intégrisme saoudien. L’historien ne verse jamais dans une vision irénique de l’islam, mais il montre combien les choix occidentaux ont favorisé les courants les plus sectaires. Savant mais toujours accessible, l’ouvrage de Tolan invite aussi à un examen de conscience.

Nouvelle Histoire de l’islam John Tolan, Tallandier, 332 pages, 22 euros.

Idées
Temps de lecture : 3 minutes

Pour aller plus loin…

Ian Brossat : « Il faut imposer les questions du travail dans le débat à chaque occasion »
Entretien 12 mars 2025 abonné·es

Ian Brossat : « Il faut imposer les questions du travail dans le débat à chaque occasion »

Le sénateur communiste et candidat à la mairie de Paris défend l’union des gauches en vue des prochaines échéances électorales. Il appelle la gauche à replacer la question du travail au cœur de sa pensée.
Par Lucas Sarafian
Les fake news… une vieille histoire !
Histoire 12 mars 2025 abonné·es

Les fake news… une vieille histoire !

L’historien Marc Bloch, ancien poilu, a observé la diffusion des fausses nouvelles lors de la Première Guerre mondiale. Il montrait déjà que les mécanismes de leur propagation reflétaient les craintes et les haines inscrites dans la psychologie collective de la société.
Par Olivier Doubre
La paix, un art bien difficile
Essai 12 mars 2025 abonné·es

La paix, un art bien difficile

Géopolitologue engagé, professeur émérite à Sciences-Po Paris, Bertrand Badie s’interroge sur l’évolution de l’idée de paix, à l’heure où la guerre se rapproche désormais des contrées occidentales. Bouleversant nos imaginaires.
Par Olivier Doubre
Shiori Itō : « Une diffusion de mon film au Japon serait plus importante pour moi qu’être nommée aux Oscars »
Entretien 5 mars 2025 abonné·es

Shiori Itō : « Une diffusion de mon film au Japon serait plus importante pour moi qu’être nommée aux Oscars »

Figure du mouvement #MeToo au Japon, la réalisatrice a enquêté sur le viol qu’elle a subi par un journaliste proche du premier ministre japonais. Elle a notamment documenté la façon dont la police et la société japonaises y ont réagi.
Par Pauline Migevant