Précarité : la désertion des saisonniers

Conditions de travail difficiles, droit du travail pris à la légère, difficultés de logement et réforme du chômage pénalisante : les restaurateurs peinent à recruter alors que l’été approche.

Louis Heinrich  • 8 juin 2022 abonné·es
Précarité : la désertion des saisonniers
© LOIC VENANCE / AFP

Quand il était plus jeune, Marvyn passait « un peu trop de temps au bar ». De fil en aiguille, on lui a proposé des extras pour un festival pas très loin de chez lui, à Cognac. C’est ainsi qu’il a mis un pied dans la restauration. C’était il y a dix ans. Depuis, il enchaîne les saisons. Et se rappelle son premier hiver à Valmorel, en Savoie : « Je suis tombé sur un patron qui frappait les clients et les serveurs. Il ne m’a jamais touché mais il s’en est pris à un collègue. Quand on voit ça, on n’est pas bien. » Sous le choc, Marvyn avait saisi son portable et tenté de joindre la police. Quand son patron s’en était aperçu, il lui avait arraché le téléphone des mains pour négocier avec les agents : « Ils ne sont jamais venus », se souvient le saisonnier. Ce patron était une éminence à Valmorel. Marvyn n’y a jamais remis un orteil.

Un restaurateur qui a pignon sur rue et qui profite de son influence : rien d’étonnant pour Sylvie Roirand, avocate au barreau de La Roche-sur-Yon. « Certains patrons ont du pouvoir dans leur village et le savent. Dans les secteurs du tourisme et de l’agriculture, il peut y avoir des excès considérables. Sans compter la fatigue et le manque de formation des chefs au management », estime cette spécialiste du droit du travail.

Pour payer ses études, Sébastien a exercé en tant que saisonnier entre 2010 et 2015. Vendangeur, serveur et même guide dans une grotte du Lot : il a fait le tour des petits boulots d’été. Mais ce sont bien les conditions de travail en restauration qui l’ont marqué. Pression psychologique pour « être rentable », propos déplacés et sexistes : « Heureusement que ça ne durait que trois mois ! » Et Sébastien se souvient d’une cheffe de rang « particulièrement perverse » : « Je travaillais avec ma copine de l’époque, qui était saisonnière, elle aussi. On nous faisait des remarques déplacées sur le fait qu’on était en couple. Et puis il y avait les humiliations à cause du manque d’expérience : des cris, des mots, des gestes. C’était très difficile à vivre. » L’ancien saisonnier assure ne pas avoir « vu ça dans d’autres secteurs ».

200 000 postes de saisonnier restent à pourvoir. Une « pénurie » que n’avaient « pas vu venir » les restaurateurs.

Selon Me Hervé Bertrand, du barreau de Strasbourg, les saisonniers sont considérés comme une « main-d’œuvre de passage » : aucune raison apparente d’en prendre soin. Or, « aujourd’hui, si les patrons n’arrivent plus à recruter, c’est que c’est un milieu de barbares, affirme l’avocat. Mais si on se comporte correctement, on incite les gens à revenir l’année d’après ».

Non-respect des jours de repos hebdomadaire, contrats illégaux à requalifier, heures supplémentaires non payées : de nombreux abus administratifs subsistent. Marvyn se souvient que, à ses débuts, il n’était « absolument pas regardant sur les contrats et la paie » : « En dix ans, je suis passé par une quinzaine de bars. Seulement cinq patrons ont respecté ce qu’on avait signé. » Me Bertrand a l’habitude de ce genre de dossiers, où les plaignants ont été « maltraités dans les grandes largeurs » : « Quatre jeunes étaient venus me voir après une expérience dans un restaurant de hamburgers. On les avait embauchés sur la base d’un contrat de vingt heures mais le patron avait fait exploser les compteurs et ne voulait pas payer les heures supplémentaires. » Des dossiers comme celui-là, l’avocat en traite à la pelle : « Les contrats sont conclus pour trois ou quatre mois. Mais, souvent, les gens travaillent quinze jours de plus : juridiquement, on bascule alors sur un CDI. Des restaurateurs vont jusqu’à faire travailler le double du contrat sans régularisation. »

Christophe Souques, le vice-président de l’Union des métiers et des industries de l’hôtellerie (Umih) des Alpes-Maritimes assure, lui, « ne pas avoir connaissance » de tels litiges. Mais reconnaît la présence de « certains patrons indélicats » dans les rangs des restaurateurs. « Les patrons disposent de tous les moyens pour savoir ce qu’ils peuvent faire ou pas : en cas de débordements, je suis vent debout », assure-t-il.

Pour les aider à identifier les abus, la CFDT va à la rencontre des saisonniers. En Occitanie, sa campagne estivale commence à la mi-juin au Grau-du-Roi et à Aigues-Mortes. « Les conditions de travail ne sont pas satisfaisantes mais les saisonniers ne s’en rendent pas compte. Ils sont souvent éloignés du droit. On se rapproche d’eux pour les inciter à prendre contact avec la branche syndicale locale », indique Delphine Delaporte, la secrétaire régionale de la CFDT Occitanie en charge de la politique envers les travailleuses et travailleurs saisonniers.

Avec l’expérience, Marvyn a appris à connaître ses droits pour ne plus se faire berner : « En vieillissant, je compte mes heures. Et je me permets de négocier de meilleurs salaires : je n’accepte plus rien en dessous de 1 600 euros. »

Avec le temps, il a pris du galon. Mais les plus jeunes n’en sont pas là et se retrouvent bien souvent face à des situations incontrôlables parce qu’ils ne connaissent pas leurs droits. Ou parce qu’ils ont peur. À l’époque où il était saisonnier, Sébastien se rappelle avoir souvent fait le dos rond face aux abus : « Quand on est jeune sans expérience et qu’on dépend de ces emplois pour payer ses études, on joue très gros. On a tendance à être très passif et à se laisser faire. On accepte. »

Si les plus dociles peinent à s’affirmer sur leur lieu de travail, pourquoi ne pas faire valoir leurs droits au tribunal ? « S’ils s’engagent dans un procès, l’enjeu financier est important. Les saisonniers hésitent à se lancer dans des procédures qui peuvent durer jusqu’à deux ans », regrette Me Roirand. Et estime que, si les travailleurs en général peinent à faire valoir leurs droits, « c’est encore plus vrai pour les précaires ». D’autant que les saisonniers « jobs d’été », peu expérimentés, renoncent très facilement. Mais puisque les procédures concernent le plus souvent des contrats illégaux, Me Bertrand nuance : « La forme du contrat est très importante et certains employeurs n’y font pas attention. En général, quand on va aux prud’hommes avec ce genre de dossiers, on gagne. »

L’avocat estime en revanche que les saisonniers « préfèrent faire une croix sur les heures perdues et se dire qu’ils ont pris ce qu’ils avaient à prendre ». Le temps travaillé supplémentaire est souvent difficile à justifier puisqu’il nécessite d’avoir des témoins et d’être en possession des feuilles de présence : le jeu n’en vaut pas la chandelle. Et les patrons le savent : « C’est la norme d’abuser de ces travailleurs. Et de toute façon, jusque-là, si l’un n’était pas content, il y en avait un autre qui voulait travailler », renchérit Me Roirand. Le vent est manifestement en train de tourner : pour cet été, 200 000 postes de saisonnier restent à pourvoir. Une « pénurie » que n’avaient « pas vu venir » les restaurateurs, selon Christophe Souques, qui incite ses confrères à « régler le déficit d’image » qui pèserait sur la restauration.

Sortie de crise covid et guerre en Ukraine : partout, les prix augmentent. Et qui dit inflation dit aussi augmentation des salaires, conformément à la revalorisation mécanique du Smic. Mais ce processus est déjà presque gommé par le surcroît d’inflation. Me Roirand estime que cette situation explique aussi la difficulté des patrons à recruter pour cet été : « Un faible salaire qui suit à peine à l’inflation, ça n’incite pas à se lancer dans les saisons. » Surtout quand s’ajoute le problème du logement. La syndicaliste Delphine Delaporte constate que « rien n’est alléchant. Avant, les campings proposaient des emplacements à leurs saisonniers à des tarifs réduits. Aujourd’hui, ça augmente sans que l’on sache vraiment pourquoi. Les employeurs jouent de moins en moins le jeu. En plus, les premiers arrivés sont les premiers servis ».

Depuis début décembre 2021 et la réforme du chômage orchestrée par -Élisabeth Borne, les conditions d’ouverture des droits se sont largement durcies. Désormais, il faut avoir travaillé six mois sur les vingt-quatre derniers pour bénéficier d’une allocation. Et non plus quatre, le temps d’une saison. Autrement dit, un saisonnier qui ne travaillera que de juin à septembre ne pourra plus prétendre au chômage en attendant l’hiver. Par ailleurs, les nouvelles règles de calcul de l’Unédic entraînent une baisse de l’allocation journalière de 17 % en moyenne par rapport à l’ancien système. Une nouvelle mesure qui suscite l’inquiétude de -Delphine Delaporte : « Certaines fourchettes ont changé et font que l’on ne peut plus obtenir des aides comme on pouvait les avoir avant. Cela peut entraîner des situations dramatiques. »

Alors, cette année, Marvyn a fait le choix de la sédentarité. Il a trouvé un emploi à plus long terme à Pézenas, dans l’Hérault : « J’ai vu avec mon patron pour qu’il me fasse travailler sur un contrat long, pour rester ici à l’année. Si je n’avais pas signé, je n’aurais pas touché d’allocation à la fin de la saison. Ça aurait été très compliqué. »

Travail Société
Temps de lecture : 8 minutes