« Extra-Végétalia », de Gwénola Carrère : Planète vulve et pistil

La dessinatrice Gwénola Carrère crée un monde onirique de plantes et de femmes, perturbé par la chute d’un homme.

Marion Dumand  • 20 juillet 2022 abonné·es
« Extra-Végétalia », de Gwénola Carrère : Planète vulve et pistil
© Gwénola Carrère / Les Requins Marteaux / Super Loto Editions

Le pénis est une fleur comme les autres. Je me demande d’ailleurs : l’aurais-je tant remarqué si je m’étais contentée de lire Extra-Végétalia sans jeter un coup d’œil à la quatrième de couverture et à la présentation des Requins Marteaux et de Super Loto Éditions, qui se sont acoquinés pour éditer la première BD (mais non le premier livre) de la dessinatrice Gwénola Carrère ?

Car d’Extra-Végétalia, le péritexte nous apprend aussitôt qu’il s’agit d’une planète peuplée de femmes. « Un jour, le ciel s’est ouvert au-dessus de leur tête et un homme est tombé. » Il y a là une tension, une bascule du récit qui est mise en scène. Très vite aussi, et hors du livre même, il est question d’Herland, roman féministe de Charlotte Perkins Gilman publié en 1915, comme d’une source d’inspiration libre.

Tension et SF féministe ? Peut-être n’est-ce pas là pourtant que Gwénola Carrère nous entraîne. En fin d’ouvrage, elle remercie les artistes à qui elle a emprunté, ceux qui, selon ses propres mots, l’accompagnent et la hantent. Nulle trace de Charlotte Perkins Gilman ; tous appartiennent à l’univers visuel : le biologiste et dessinateur de planches botaniques du XIXe siècle Ernst Haeckel, les dessinateurs de BD underground finois, belges ou japonais Tommi Musturi, Olivier Schrauwen et Yoshikazu Ebisu, et les artistes contemporains Kiki Smith et Sadamasa Motonaga.

L’arrivée de l’homme n’est pas le cœur, au sens d’organe moteur, d’Extra-Végétalia. Elle est certes importante (et il ne s’agit que du tome I), mais l’est-elle véritablement plus que la racine-fœtus, l’escargot géant, les jeux et la transmission entre la femme et les fillettes cyclopes ? Plus que les plantes qui, hors morale, soignent, mordent, enveloppent, collent, caressent dans cet univers foisonnant ? Ni bon ni mauvais : inconnu, magnifique. Inquiétant aussi, forcément. Un univers qui porte en lui d’autres univers, oniriques.

Extra-Végétalia est une expérience sensorielle, un grand cahier qui s’ouvre par une fêlure, un Big Bang. Et puis la focale se rapproche. Jusqu’à la forêt. En son sein, une femme verte aux cheveux bleus, longiligne, et trois enfants râblées. Des crânes en forme de poire. Des fruits juteux. Du nectar qui goutte. Des fleurs immenses, dont une irrésistible pour le papillon comme pour la femme. Il y a des cases aux lignes droites et fines, d’autres qui se ferment par le seul dessin et de nombreuses planches comme autant de tableaux. Il y a de l’érotisme, de l’humour et de la poésie, parfois bizarrement intriqués : quand, pour échapper à la bouche d’un escargot vorace, l’homme se cache entre des pétales et que son corps devient pistil. Partout des vulves, des trous et des appendices.

Dans un bref entretien sur son court-métrage animé La Chute (2012), Gwénola Carrère se dit « gourmande » de dessin, aimant les détails et peu encline au volume, maniant plus facilement les aplats. Extra-Végétalia a tout l’air d’être une belle forêt expérimentale pour celle qui l’a créée, bousculant ses propres codes, s’orientant grâce aux artistes aimés, élaborant sa propre planète. Rose, bleu, noir, un étonnant vert-jaune citron : la palette semble réduite, mais crayons et encres « fusantes » y jouent des nuances, jusqu’aux fines rayures qui dérangent son inclination pour les aplats. Les plantes bruissent. Le blanc de la page est bien présent, et nous respirons. Le voyage se fait fluide, étonné, silencieux. Ça frémit.

Alors je ne sais pas si j’aurais lu Extra-Végétalia si je n’y avais pas été attirée par Herland, la planète des femmes et la chute de l’homme. Mais je suis certaine d’y avoir trouvé un monde en plus.

Extra-Végétalia, tome I, Gwénola Carrère, Les Requins Marteaux et Super Loto Éditions, 80 pages, 26 euros.

© Politis
Littérature
Temps de lecture : 4 minutes
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