Résister à l’indicible

Dans une biographie kaléidoscopique, Guy Birenbaum livre une histoire familiale joyeuse. Un récit en trompe-l’œil écrit à l’ombre de la Shoah. Politis vous en propose des extraits choisis.

Politis  • 24 août 2022 abonné·es
Résister à l’indicible
Dans une rue de Paris en mai 1968.
© Photo : UPI/AFP.

« Oy a broch ! » (1968-7 ans)

Il n’avait pas encore 7 ans. Son père, Robert, Juif, ancien résistant, encore un peu communiste – il lisait toujours L’Humanité dimanche et lui achetait Pif Gadget –, ne pouvait pas regarder la révolution passer, indifférent, sous ses fenêtres.

Un dimanche, Robert l’avait embarqué à la Sorbonne. Le petit garçon avait vu les voitures renversées rue de Sèvres, dans les rues alentour, jusqu’à Raspail, puis vers Saint-Germain et Saint-Michel. Ce grand bazar l’amusait. Il aimait aussi les automobiles avec leurs gros logos Europe 1, leurs antennes et les reporters au micro. Son grand frère de 17 ans, futur étudiant en médecine, semblait se moquer des « événements », comme ils disaient dans le transistor de la maison.

Alors, ce petit trublion s’était mis en tête de faire la révolution. Un jour de défilé, il était sorti sur le balcon de l’appartement du deuxième étage, pour manifester !

Il scanda plusieurs fois « CRS ! SS ! », une pancarte vierge à la main. Il n’avait rien gribouillé dessus !

En l’absence de ses parents, sa grand-mère maternelle polonaise – qui, elle, avait fait la révolution russe, en 1917 –, Rywka (qu’on appelait Mémé Régine, pour la différencier de sa grand-mère paternelle, Mémé Bellot, qui s’appelait aussi Rywka), le força à rentrer, en poussant des cris à demi en yiddish : « Oy, a broch ! Cé n’est pas bien ditou céquétufayyyy ! Ganef ! » « Oy, c’est une malédiction ! Ce n’est pas bien du tout ce que tu fais ! Bandit ! »

Rywka vivait avec eux depuis la mort de son mari Moshe, en 1962. Le petit-fils n’avait aucun souvenir de son grand-père.

Si Rywka avait entendu et surtout compris ce qu’il avait crié à tue-tête, sa colère aurait été pire.

Il n’avait aucune idée du sens de son slogan, ayant dû entendre des étudiants crier à la radio : « CRS ! SS ! » Il répétait. Petit perroquet. C’était sûrement passé aux informations après le carillon qui faisait « Ding ding dong / ding, ding, dong. »

« CRS » ? Il voyait. Les cars gris avec le toit blanc. « SS » ? Il ne connaissait pas.

Le grand livre noir La Déportation n’était pas arrivé dans la bibliothèque de la salle à manger. Avec en couverture ces deux yeux mangeant un visage décharné. C’est bien plus tard qu’il passerait de longs moments à scruter, tout seul, assis dans le canapé du salon, des clichés de cadavres, de fantômes en pyjamas rayés, de gens nus aussi, attendant apparemment pour prendre une douche. Il ne savait pas qu’ils allaient vers les chambres à gaz.

« SS », en mai 68, ça ne lui disait rien. Personne ne lui avait parlé.

Trop jeune ?

Personne ne parlait de « ça ».

Ce qu’avaient vécu sa famille, sa mère, sa grand-mère, ses grands-parents, son père, leurs amis ?

Il l’ignorait.

Savait-il même qu’il était juif ?

Rien de moins sûr.

Chauffage central (1973-12 ans)

C’était un radiateur en fonte, installé dans un coin du salon-salle à manger, derrière la porte-fenêtre toujours ouverte de l’appartement de la rue de Sèvres.

Il n’avait rien de particulier, ce radiateur.

Le chauffage de l’immeuble était encore alimenté au charbon. Il voyait parfois arriver le camion devant la porte de l’immeuble et était très impressionné par l’homme qui en descendait et transportait les sacs un à un sur son épaule. Il avait le visage, les bras, les mains, toutes les parties du corps visibles, aussi noirs que le charbon qu’il portait.

À n’importe quel moment de la journée, lorsqu’elle n’était pas occupée dans la cuisine ou posée devant l’énorme télévision au coffrage en bois marron qui mangeait le salon, on pouvait la retrouver là, Rywka.

Collée à ce radiateur. Debout contre lui. Le bas de son dos et ses deux jambes appuyées, scotchées même, tout contre ce chauffage. Très souvent, en début d’après-midi, après le déjeuner, elle s’installait contre son radiateur. Et s’endormait.

Ses yeux se fermaient petit à petit et elle s’assoupissait vraiment, pendant de très longues minutes. Elle tenait debout ; tout en dormant.

Il était fasciné par ce spectacle et adorait l’observer pendant qu’elle dormait profondément. Debout.

Il guettait le moment où elle allait finir par se réveiller et lui sourire, quand elle s’apercevrait qu’il la regardait dormir.

Il se demandait vraiment comment quelqu’un pouvait parvenir à s’endormir debout.

Il ne connaissait pas encore l’expression « dormir debout », d’ailleurs. Mais il n’y avait aucun doute, sa grand-mère dormait. Debout. Contre son radiateur.

Bien des années plus tard, très longtemps après qu’il a appris, par bribes, l’histoire de sa famille maternelle, il finit par comprendre pourquoi elle avait toujours besoin de cette chaleur.

Parce qu’elle avait dû avoir très froid. Pendant ses deux ans de clandestinité. Dans la petite pièce du sixième étage, sous le toit du 209, rue Saint-Maur, où elle se cacha, avec sa fille, Tauba, et son mari, Moshe, de la mi-juillet 1942, quelques jours après la rafle du Vel d’Hiv, à la fin août 1944, la libération de Paris.

Un couple, Rose et Désiré Dinanceau, les avait sauvés en les gardant cachés dans leur débarras.

Plus de deux ans.

Au péril de leurs vies à eux.

La mère de Rywka (son arrière-grand-mère) vivait déjà dans cet immeuble et c’était elle qui avait convaincu sa fille et sa famille de venir se réfugier là. Après qu’ils avaient déjà échappé par miracle à la rafle du 16 juillet en se cachant dans un autre appartement que le leur, rue Blondel, où ils logeaient alors.

Mais de tout ça, il ne savait rien. Du tout.

Il n’y avait, en guise de chauffage, là-haut, rue Saint-Maur, dans le débarras, qu’un petit poêle Godin à bois.

Bien sûr, cette pièce minuscule, où ils se terrèrent durant ces deux ans, ne faisait que six mètres carrés.

Mais elles avaient dû y avoir si froid, Tauba et Rywka. 

Petit monde (1983-22 ans)

Tauba, sa mère, la petite fille juive née en Pologne, venue en France dans les années trente, n’avait pas pu suivre les études qu’elle méritait.

Le mordant d’une mémoire morcelée

Guy Birenbaum est un sale gosse. De ceux qui vous emmerdent sans cesse, prêts à tout pour une bonne blague. Des espiègleries rarement gratuites, souvent courageuses, qui nous rappellent que se marrer est décidément essentiel face à notre finitude. Une manière d’être au monde prédestinée par le sort de ses parents : avec ses grands-parents, sa mère est restée cachée deux ans durant dans un minuscule appartement de la rue Saint-Maur, à Paris, pour échapper aux rafles de la Gestapo et de la police française. Protégée par des Justes ayant risqué leur vie sans héroïsme, elle ne quittera son refuge qu’en 1944. À temps pour rencontrer le père de l’auteur, un authentique résistant.

À grandir à l’ombre de l’oblitération et du refus de la fatalité, on développe quelques réflexes de survie. À 60 ans, il était temps pour Guy Birenbaum de remuscler sa mémoire, de plonger dans les méandres de ses multiples vies, riches de rencontres improbables, de hasards non fortuits, d’intégrité sacrificielle et d’une bonne dose d’inconscience.

En une espèce de pointillisme littéraire, l’auteur retrace les tournants de son existence à la troisième personne du singulier. Un artifice dont il use pour se livrer à une féroce autodérision. Une ironie qui n’épargne d’ailleurs ni les tristes célébrités ni les joyeux inconnus qui ont jalonné son parcours.

Ancien professeur, de tennis et des universités, Guy Birenbaum n’a rien perdu du mordant caractéristique de son métier d’éditeur. Ses mémoires morcelés, dans lesquels le récit familial surgit en filigrane, nous contraignent à replonger dans un siècle d’histoire. Et nous invitent, malgré la nostalgie, à ne pas faire bégayer le passé.

Antonin Amado

La guerre. Les rafles. Une réclusion effrayante, pour échapper aux collabos, aux nazis et à la déportation. Une clandestinité éprouvante, rue Saint-Maur, dont elle ne sortit pas « comme ça », du jour au lendemain.

Elle ne put donc jamais récupérer l’éducation et l’instruction dont l’Occupation l’avait privée, même si elle parlait parfaitement le français ; bien mieux que ses parents.

Spoliée de son adolescence, empêchée d’apprendre ou de pouvoir se cultiver, à l’âge de l’insouciance, Tauba s’était construit un petit monde à elle.

Un monde à part, un peu « à côté », qui resurgissait de sa mémoire ou de son inconscient, de temps à autre ; quand elle réagissait de manière impulsive ou émotive, sans avoir trop réfléchi à ce qu’elle allait dire.

Elle employait alors des références particulières ou des expressions détonantes, souvent drôles.

Des formules très personnelles qui pouvaient surprendre ses proches ou faire éclater de rire ses interlocuteurs.

Un jour, dans le début des années quatre-vingt, après avoir passé une partie de l’après-midi rue de Sèvres, il débarqua dans la maroquinerie en gros de ses parents, rue du Temple.

Il était en compagnie de deux de ses plus proches amis, qu’il ne quittait que très rarement.

Tauba, voyant les trois complices entrer dans la boutique, leur lança cette phrase mythique : « Ah, voilà le trio de la Méduse ! »

Mais ce ne fut pas le plus grand de ses exploits : un jour qu’elle avait décidé d’apprendre à conduire à Deauville, encore plus perturbée qu’à l’accoutumée, elle envoya la voiture de l’auto-école Simonet dans le fossé, manquant de peu de faire un tonneau. Elle arrêta la conduite illico.

Madame Robert (1993-32 ans)

Tauba, sa mère, ne supportait pas physiquement qu’un des siens manquât à l’appel. Si l’un prenait la route, il fallait qu’il l’appelle dès qu’il arrivait à bon port. Si un autre, qui vivait sous son toit, sortait le soir, Tauba ne fermait pas l’œil jusqu’à ce que l’échappé soit de retour, sain et sauf.

Tout était motif d’inquiétude et en premier lieu le sort de Robert, son époux.

Ils s’étaient rencontrés le jour même de la Libération de Paris. Robert, qui avait résisté à l’occupant et aux collaborateurs. Tauba, qui était restée cachée deux ans dans Paris. Ils ne se quittèrent plus jamais. Jusqu’à ce que la mort reprenne Tauba, soixante-cinq ans plus tard, en 2009.

Vers sa cinquantaine, au milieu des années quatre-vingt, Tauba fut comme happée et rattrapée par le poids des années terribles qu’elle avait vécues pendant la guerre.

Pourquoi à ce moment précis ? Comment ? À quelle occasion ? Personne ne le sut et ne le saura jamais. La mort de sa meilleure amie, son double, Monique, peut-être.

Mais le peu d’insouciance qui subsistait chez elle disparut pour laisser place à une constante lassitude, à une tristesse ancrée, ponctuée de moments familiaux plus joyeux, mais de plus en plus rares.

Le premier à pâtir de cette très longue dépression fut son époux.

Lorsqu’ils prirent leur retraite en Normandie, il partait jouer au tennis le matin, puis faire les courses. Elle n’avait alors plus le courage de l’accompagner, encore moins de sortir seule.

Si jamais, un matin, Robert tardait un peu, Tauba téléphonait. Les téléphones portables n’existaient pas encore. Elle appelait donc de fixe à fixe. D’abord à l’accueil du tennis. Jouait-il toujours ? Était-il déjà rentré se changer dans les vestiaires ? Allait-il partir bientôt ?

S’il n’était plus au club, elle continuait de le pister en appelant, un à un, les commerçants : « Allô, c’est Madame Robert », c’est sous ce nom/prénom de son mari que les commerçants la connaissaient. « Est-ce que mon mari est passé faire les courses ? », et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’il rentre enfin, lesté des commissions. Cela n’avait rien à voir avec une quelconque jalousie. C’était juste une angoisse irrépressible qu’il arrivât quelque chose à Robert.

L’invention du téléphone portable, plus tard, vint changer leurs vies. Pour le meilleur ou pour le pire.

Vieux papiers (2010-49 ans)

Il y avait une brocante sur la place près de la mairie d’Issy-les-Moulineaux.

Il s’était arrêté sur un stand où de vieux livres l’avaient attiré.

Il vivait une magnifique histoire d’amour avec les bouquins d’occasion. Dès qu’il croisait une caisse de livres abandonnés, il la fouillait comme s’il allait y découvrir un incunable.

Il passait sa vie chez son bouquiniste de Trouville, fouillant des rayons qu’il finissait par connaître par cœur, mais il remuait encore et toujours les livres, dans tous les sens, au cas où une merveille apparaîtrait, soudainement tombée du ciel ou plutôt, ici, du bec d’un goéland.

Lorsque les encombrants étaient de sortie sur les trottoirs, dans sa banlieue, il arpentait les rues et vidait même les poubelles, à la recherche de vieux bouquins, souvent puant le moisi et la poussière, après des années passées dans une cave ou une valise abandonnée. Sa femme avait beau râler, c’était plus fort que lui. Et en plus, il les lisait ! Renfermé ou pas.

Il ne savait pas du tout pourquoi les livres usagés, lus et relus, les anciens magazines, les vieux papiers crasseux, l’émouvaient tant ; et depuis si longtemps.

Penché sur un stand de livres dans la brocante d’Issy, il ouvrit au hasard un livre consacré à la collaboration et au nazisme. Commença à le feuilleter. Une feuille glissée entre les pages tomba sur le sol. Il se pencha pour la ramasser. Ce n’était pas une feuille. C’était jaune. C’était une étoile jaune.

Celle que devaient porter les Juifs, les siens, pendant la période de la guerre.

Au lieu de jouer le client intéressé et d’en demander le prix, pour voir à combien se soldait l’infamie, il fut pris d’un accès de fureur et se jeta quasiment sur le bouquiniste.

L’homme plaida l’erreur, tandis qu’il gueulait en lui demandant comment il pouvait oser marchander un tel objet de souffrance. C’était un malentendu.

L’étoile jaune était venue entre les pages de ce livre par hasard. Elle n’était pas à vendre.

Il allait la ranger. La cacher. Bien sûr. Il s’excusait.

Stupidement, au lieu de conserver l’étoile et de partir avec, sans aucun scrupule, il la rendit d’un geste brutal au vendeur blême et tourna les talons, non sans l’avoir agoni d’injures.

Il s’en voulut longtemps de l’avoir abandonnée à son sort, cette étoile jaune.

Sur un fil (2017-56 ans)

Le réveil sonnait tous les jours à 4 heures et des poussières. Il se levait sans aucune difficulté, n’ayant jamais eu aucun goût pour la grasse matinée.

Il devait arriver vers 5 heures à la radio. Une fois lavé et habillé, il prenait un café rapidement, puis il partait.

Une fois dehors, il se sentait comme le maître du monde.

Il faisait démarrer sa voiture et se retrouvait quasiment seul au volant dans les rues de sa banlieue, jusqu’à sa destination dans la capitale, une quinzaine de minutes plus tard.

Il ressentait alors une vraie sensation de pouvoir.

Être éveillé quand la ville dormait encore lui conférait un sentiment étrange de puissance.

Il croisait très peu d’autres automobiles, ou si rarement qu’il avait fini par penser qu’entre chien et loup la ville lui appartenait.

Une fois à son bureau venait l’angoisse, renouvelée chaque jour, de la page blanche. Il s’était imposé le défi fou d’écrire sa chronique le matin même du direct. Tous les jours. Sur un fil.

Une fois le sujet trouvé, il fallait se mettre à l’écriture. Appliquée et besogneuse.

Enfin c’était l’heure du direct, sorte de happening quotidien de trois minutes. Un sprint long, en somme, où il donnait le maximum. Et parfois plus. Et trop.

Une nuit, cette routine lui apparut si insupportable et vaine qu’il ne parvint pas à se lever.

Fini la toute-puissance du petit matin.

Il déclara forfait.

Pour toujours, ce 1er janvier-là, vers 2 heures. Certain qu’il n’y arriverait plus.

Le plus troublant dans sa panne ?

Il ne s’en aperçut que trois ou quatre mois après. Quand il refit surface après cette crise.

Il avait délivré la dernière chronique de sa vie de radio un 21 décembre.

Le jour de naissance de Tauba, sa mère.

Incognito (2020-59 ans)

Il avait aperçu un matin au loin, au parc, deux gros bergers blancs, des bergers suisses ou américains.

Son berger australien les renifla à distance avant de s’approcher d’eux.

Il ne vit leur maîtresse, toute seule, que quelques instants plus tard. Elle cachait sa rousseur éclatante sous une sorte de casquette. Ou de capuche.

Lorsqu’il arriva près d’elle, il ne dut qu’à son éducation irréprochable de ne pas dire une énorme bêtise, tant il fut estomaqué.

Il avait évidemment reconnu la star rousse – oui une vraie, une immense star – la chanteuse la plus iconique de France.

À chaque fois qu’il la croisait depuis, il la saluait simplement, de loin, préférant se tenir à distance, pendant que leurs chiens faisaient leurs affaires, et prenant toujours bien soin de feindre de ne pas la reconnaître, pour ne pas l’incommoder.

Cette brève rencontre lui rappela un souvenir qu’il adorait radoter à tous ses amis, pour faire le malin.

L’histoire se déroulait à Sienne, en Toscane, dans les années quatre-vingt-dix.

Il promenait sa chienne de l’époque, son berger des Pyrénées, sur la place du Palio, la piazza del Campo, en compagnie de sa meilleure amie, sa sœur de cœur, Laurence.

Dundee, détachée, s’éloigna un peu.

Ils s’étaient assis à une terrasse et sa chienne semblait s’être fait un ami à deux pattes, un humain, un peu plus loin. Lorsqu’il s’était rapproché pour la ramener, il avait eu un choc considérable. Dundee draguait Jérémy Irons, alors au faîte de sa gloire.

La chienne était coutumière du fait.

Elle avait déjà reniflé les jupes de Mazarine Pingeot, devant le jardin du Luxembourg, peu après que son existence et sa filiation présidentielle avaient été révélées à la France entière.

Mais il y eut aussi, à Saint-Cloud, des rencontres moins prestigieuses. L’une d’entre elles lui offrit un ami pour la vie.

Vers la fin des années quatre-vingt, il était vers le haut du parc lorsqu’un gros labrador noir vint renifler le cul de sa chienne Dundee.

Il avait commencé à discuter avec le maître du labrador. Un quadragénaire très sympa, aussi piètrement sapé et mal rasé que lui.

Au bout d’une vingtaine de minutes, Yves, le maître du labrador – qui s’appelait tout simplement Freud ! –, lui avait demandé ce qu’il faisait dans la vie.

Il avait un petit numéro très bien réglé.

« Une thèse sur le Front national. » Grand silence.

– « Le Front national ? »

« Oui. »

Il se régalait tandis qu’Yves avait blêmi.

– « Mais vous êtes du Front national ? »

« Je vous ai dit que j’écrivais une thèse sur le Front national. »

– « Mais vous en faites partie, du Front national ? »

« Je suis universitaire. Je travaille “sur” le Front national ; pas “pour” ni “contre” le Front national. »

– « Mais pas “pour” quand même ? »

Il adorait ces quiproquos qu’il laissait traîner, jouant de l’ambiguïté et du malentendu à dessein.

Après qu’il l’eut un peu rassuré sur le caractère scientifique de son travail, ce qui avait fini de convaincre Yves qu’il n’était pas en promenade avec un fasciste, un nazi ou un salopard du même genre, c’était lorsqu’il avait compris que son interlocuteur était juif ashkénaze. Comme lui !

Ils ne s’étaient plus jamais quittés.

Il avait immédiatement songé à Yves lorsque, trente ans après, il était tombé deux fois nez à nez, à proximité du parc de Montretout, avec Marion Maréchal, en balade solitaire ; tout près, forcément, de la demeure de son grand-père, Jean-Marie Le Pen.

Il la connaissait, l’avait interviewée plusieurs fois, mais son chien plein de boue et sa tenue dégueulasse lui permettaient de passer incognito.

Yves aurait adoré.

Racines (2021-60 ans)

Lorsqu’ils venaient en famille chez le père de sa femme, dans son tout petit village de l’Aveyron (Buzeins, 110 ou 120 habitants), là où le colosse barbu avait passé tous ses étés, entre grands-parents, oncles, tantes et cousins, il était fasciné par les petits villages alentour, où des gens portaient le même nom que son beau-père sur leur boîte à lettres. Ou sur leur tombe.

Ces anciens reposaient là, tout près. Et ça n’était pas si mal.

Lui, au-delà de ses quatre grands-parents et une arrière-grand-mère du côté paternel, « Boube » ou « Boubele » en yiddish, dont il se souvenait uniquement de la fine moustache, il ne savait pas grand-chose ; pour ne pas dire rien.

Sa famille qu’il ne connaissait pas reposait sûrement en Pologne, et il n’irait jamais.

Lorsqu’il sillonnait les plis de la France, dans ces campagnes dont il ignorait presque tout, il ressentait davantage ce manque de racines et d’endroits physiques, concrets, où elles se plantaient.

Des petits villages, des maisons biscornues, des ruelles tortueuses où se seraient déroulées des histoires ou des poursuites, des ruisseaux, une école, une colline, des terrains de jeux, des cimetières même.

C’était quand même étrange ce vide. Cette absence.

Alors, il aimait beaucoup écouter le père de sa femme raconter son enfance, ses souvenirs, même tristes, tous ses lieux et tous ses vieux.

Il repartait toujours de là un peu jaloux que l’Histoire ait décidé de déraciner les siens. Si loin de la terre de leurs ancêtres.

Qui ne serait jamais la sienne.

Toutes les histoires sont vraies, Éditions Braquage, 280 pages, 22 euros, à paraître le 9 septembre.

Idées
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