En défense de Godard

Le réalisateur d’À bout de souffle et de Film socialisme est mort mardi 13 septembre, à l’âge de 91 ans. Avec lui disparaît le dernier représentant de la Nouvelle Vague, un expérimentateur qui a révolutionné le septième art. Un artiste faisant aimer le cinéma comme façon de voir le monde.

Christophe Kantcheff  • 14 septembre 2022
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En défense de Godard
© MARCELLO MENCARINI / Leemage via AFP

Jean-Luc Godard est mort ce mardi 13 septembre, à 91 ans. Ces mots, je peine à les écrire. Non seulement parce qu’ils signifient la disparition d’un immense cinéaste. Mais parce qu’au-delà de lui, c’est un univers qui se referme, un univers jusqu’ici sans limite, toujours promis à se renouveler, de formes, de couleurs, de citations, de réflexions, dans lequel nous puisons notre amour du 7e art. Ou plus précisément, la faculté qui nous est si nécessaire de voir l’existence et ce qui nous entoure grâce au cinéma et à travers lui. Voir, c’est-à-dire appréhender, donner du sens. Je dis « nous », parce que nous sommes des générations de cinéphiles à avoir grandi sous l’aile de Jean-Luc Godard ; nous, ses enfants de cinéma, désormais orphelins.

Parmi les mille choses que Godard nous a transmises, je distinguerai celle qui m’apparaît la plus essentielle. Il nous a appris à être spectateur. C’est-à-dire une personne accueillante à ce qui ne lui est pas familier, à l’étranger, à l’étrangeté, à ce qui choque ou dérange. Voici « mes » premiers films de Godard, ceux qui se sont ancrés en moi avant tous les autres : France/tour/détour/deux/enfants, un film de l’époque vidéo de Godard, coréalisé en 1978 avec Anne-Marie Miéville, et rapidement diffusé à la télévision, au « Ciné-club » de Claude-Jean Philippe (j’avais 15 ans). Je n’avais jamais vu un entretien où un adulte s’adressait à des enfants de cette manière, le cinéaste les prenant au sérieux, déclenchant, chez la petite fille en particulier, des réponses inouïes. Peu de temps après, Jean-Luc Godard revenait au cinéma avec Sauve qui peut (la vie), en 1979, et Passion, en 1981. Ces films suscitaient tant d’interrogations en moi ! Pourquoi musique, bruits et paroles se joignaient-il, soudain, en un fracas ? Pourquoi cette juxtaposition, dans Passion, de l’univers de l’usine et de celui d’un tournage ?

Telle est la leçon de Godard. Le spectateur n’est ni un juge, ni un consommateur passif ou compulsif. Il rencontre l’inconnu, se questionne avant toute chose quand il ne le comprend pas. Or, de ce spectateur ouvert au citoyen qui offre l’hospitalité à l’Autre, il n’y a que quelques pas : ceux qui nous font passer de la salle de cinéma au monde extérieur.

« Connu mais pas reconnu »

Comme Clemenceau le disait à propos de la Révolution française, l’œuvre de Jean-Luc Godard est un bloc. Porter aux nues ses premiers films – À bout de souffle (1960), Le Mépris (1963), Pierrot le fou (1965)… –, les tenir pour des chefs-d’œuvre afin de mieux rejeter, en en dénonçant l’élitisme ou l’imposture, ceux qu’il a ensuite tournés, en particulier dans sa dernière période – Film socialisme (2010), Adieu au langage (2014), Le Livre d’image (2018) –, est au mieux une paresse. Trop souvent, hélas, un poujadisme. Le public, certes, s’était détourné. Mais le public n’a pas toujours raison. L’icône Godard, son personnage médiatique, a obstrué la réception de ses films. « Je suis connu, mais pas reconnu », disait-il. Beaucoup de ses propos passaient pour des provocations. Certains étaient réellement de mauvais goût. Celui-ci était tout simplement à prendre à la lettre.

Godard n’a jamais cessé d’être un expérimentateur. La belle formule qu’il utilise, au temps où il était critique, à propos de Jacques Tati lui convient aussi bien : « Il cherche midi à quatorze heures, et l’y trouve » (Les Cahiers du cinéma n°71, 1957) Mais son art et sa pensée, s’ils elles ont évolué au gré de ses trouvailles, présentent des récurrences. Comme celle-ci, qu’il répétait à l’envi : « Il ne faut pas dire, il faut montrer. » Cette injonction a fondé tout son cinéma et ce, dès ses débuts. Exemple : dans Pierrot le fou, Marianne (Anna Karina) entend à la radio que 115 maquisards ont été exécutés. Ce qui provoque chez elle cette réflexion : « C’est terrible comme c’est anonyme. On dit “115 maquisards tués” et ça n’évoque rien. » Puis, Marianne et Ferdinand (Jean-Paul Belmondo), assis dans une voiture, immobiles, se caressent et s’embrassent uniquement par la parole. Histoire de renverser le raisonnement et de rendre, cette fois-ci, les mots éloquents…

Élargir les possibilités de l’art politique

De même, les films de sa période Mao, tout en étant les moins vus, sont paradoxalement les plus décriés. Ce sont ceux du collectif Dziga Vertov (1968-1972) et quelques-uns à leur suite – dont Tout va bien (coréalisé avec Jean-Pierre Gorin, 1972) et Ici et ailleurs (coréalisé avec Anne-Marie Miéville, 1974). Pourtant, comme le souligne le chercheur David Faroult, qui leur a consacré un très riche essai (1), « cette œuvre, avec ses tâtonnements, ses apories, ses limites mêmes, a exploré et peut-être élargi les possibilités des arts politiques. »

On y revient sans cesse : Godard ouvre des pistes, fracasse des portes blindées, suit des voies que n’emprunteront jamais « les professionnels de la profession » (l’expression est de lui). Il agrandit notre horizon et nous offre des pépites de beauté. Ce sont de petits riens, comme le mouvement hypnotique des essuie-glaces dans Éloge de l’amour (2001), ou l’énorme entreprise que représente Histoire(s) du cinéma (1998), œuvre de savant fou ou de poète voyant.

Voilà que je me suis mis à écrire au présent. La mort ne peut figer Jean-Luc Godard dans le passé. Rien ne peut le fixer à tout jamais, ni un hommage, ni des souvenirs. Je me souviens l’avoir rencontré en novembre 2004, au Havre, grâce à Elias Sanbar. Le premier soir, Godard semblait intouchable, inabordable : la statue de Toutânkhamon. Avant de retourner à son hôtel, il avait toutefois distribué un CD, contenant la bande-son de Nouvelle Vague (1990), et dont le livret était rédigé par Claire Bartoli, autrice et cinéphile atteinte de cécité. Ayant passé une partie de la nuit à l’écouter, j’ai osé lui en parler le lendemain matin. La distance a immédiatement fondu. Et nous avons passé, Godard et moi, une partie de la journée à discuter, un peu de cinéma et de littérature, beaucoup d’histoire, notamment de la Seconde guerre mondiale. La conversation était souvent trouée par des rires.

Le rire de Jean-Luc Godard est moins rare qu’on ne le croit. La preuve, il résonne encore…


(1) Godard, Inventions d’un cinéma politique, David Faroult, éditions Amsterdam, coll. « Les Prairies ordinaires », 2019.

Cinéma
Temps de lecture : 6 minutes
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