« Transe » d’Emilio Belmonte : la flûte enchanteresse

Le réalisateur consacre un film musical sensible et exigeant à l’artiste flamenco Jorge Pardo.

Jérémie Mitrani  • 14 septembre 2022 abonné·es
« Transe » d’Emilio Belmonte : la flûte enchanteresse
© Photo : Les Films des deux rives.

Tignasse épaisse en queue-de-cheval, bijoux et bandanas, rides taillées dans la roche, sourire charmeur et yeux perçants, Jorge Pardo trimbale sa silhouette gracile et son style baba cool dans les rues animées de Madrid ou de New York, ou encore dans les paisibles ruelles de Grenade ou Jerez.

Transe, Emilio Belmonte, 1 h 42.

À 65 ans, le flûtiste et saxophoniste espagnol est aussi à l’aise sur une immense scène que dans un bar à tapas d’Andalousie, où il promène ses instruments. Instruments dont il sait tirer parti de toutes les potentialités : « Je me suis rendu compte que je pouvais pincer, lamenter, briser le son comme le font les chanteurs de flamenco », explique-t-il.

© Politis

Le flamenco est cette musique si particulière qui l’a propulsé sur scène lorsque, à 18 ans, il a rencontré le grand Paco de Lucía, guitariste virtuose entré dans la légende. S’ensuivront vingt années d’une collaboration à la fois intime et professionnelle.

Et la légende lui colle aux sandales. Peu connu à l’étranger, Jorge Pardo est une star en Espagne. Pour les mélodies restées dans l’histoire avec Paco, puis sa riche carrière solo. Pionnier du « nuevo flamenco » et de la « fusión », il en est l’un des rares musiciens capables de dresser un pont vers d’autres genres, comme le rock ou le jazz, en passant par les musiques électroniques ou expérimentales. Jorge Pardo est un brillant touche-à-tout.

Un défi à la fois économique et formel

C’est ce statut de passeur et cette aura qui ont décidé le réalisateur Emilio Belmonte à lui consacrer un film. Après un premier long-métrage autour de la danse flamenca (1), centré sur la figure de Rocío Molina (bien connue des spectateurs parisiens de la Biennale d’art flamenco à Chaillot), Belmonte a voulu consacrer un second volet à la musique, dans ce qui devrait être à terme une trilogie, avec un film en préparation sur le chanteur d’Utrera Tomás de Perrate.

« Je ne voulais pas un guitariste, car la guitare est déjà omniprésente dans mes films, explique le cinéaste. Jorge vit comme il joue et joue comme il vit, à la fois très spirituel et terre à terre. C’est un grand artiste, mais qui a aussi un discours sur son art. » Un discours dont la voix off parcourt le film, distillant sa philosophie de vie et sa conception de la musique.

Transe est un défi à la fois économique et formel. Économique, car Emilio Belmonte a dû créer sa propre maison de production. Comme le personnage de son film, il savoure son indépendance. Formel, car le réalisateur a tenu à faire les choses bien. L’œuvre est servie par une prise de son exceptionnelle et brille par ses plans-séquences. Des concerts sont filmés, mais aussi des réunions improvisées comme savent les susciter les flamencos… et les jazzmen.

Belmonte a pour ­objectif de contribuer à l’histoire vivante de la culture flamenca, d’en faire partie, de partager son émotion face à cet art.

Biberonné à la série documentaire Rito y geografía del cante flamenco, Belmonte avait pour ­objectif de contribuer à l’histoire vivante de la culture flamenca, d’en « faire partie », de partager son émotion face à cet art, d’en retrouver le « sens » profond, la « vérité ». Et surtout de livrer « un film à la fois flamenco et durable ». Sa référence, Carlos Saura et ses deux œuvres monumentales consacrées à cette musique : Flamenco (1995) et Flamenco, Flamenco (2010).

Le saint des saints du flamenco

Le spectateur pénètre ainsi avec Jorge Pardo dans le saint des saints du flamenco, à Jerez, Utrera ou Séville, puis dans celui du jazz, à Brooklyn, en passant par l’Inde et l’Amérique du Sud, avec la même aisance. Il faut voir ce payo (non-gitan) couvert d’éloges par des gitans andalous gardiens du temple, qui lui donnent du « tito » (marque de respect) et du « maestro », ou tomber dans les bras du pianiste américain virtuose Chick Corea (avec qui il a collaboré près de trente ans) pour saisir l’envergure artistique et humaine du personnage.

« Un véritable chaman », abonde Belmonte. C’est ce respect unanime qui lui permet de réaliser son rêve : un grand concert à Madrid réunissant les musiciens qui ont compté dans sa carrière. Tous acceptent sans hésitation. S’y jouent des morceaux en hommage au seul grand absent, disparu en 2014 : Paco de Lucía.


(1) Impulso, Emilio Belmonte, 2017, 1 h 25.

Jorge Pardo Trio, en concert le 24 septembre, 21 heures, au cirque Romanès, square Parodi, bd de l’Amiral-Bruix, Paris XVIe. Artistes invités : José Maya (danse) et Sylvain Luc (guitare jazz).

Musique
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