Boire la tasse et partir

L’écrivaine-voyageuse Lucie Azéma publie un récit historique et très personnel sur le thé, proche du conte. Un bijou de délicatesse.

Zoé Neboit  • 23 novembre 2022 abonné·es
Boire la tasse et partir
© Dans un train en Ouzbékistan, le 25 décembre 2021. (Photo : Lucie Azema.)

L e thé est une boisson en mouvement qui avance de l’Orient vers l’Occident, à rebours des grands voyages de l’Histoire. » Ainsi nous emmène Lucie Azema sur les traces de cette boisson millénaire – la légende situe sa naissance en 2737 avant notre ère, lorsque des feuilles se détachèrent fortuitement d’un théier pour tomber dans la tasse brûlante de l’empereur chinois Shennong, qui ne buvait son eau que bouillie.

L’Usage du thé, Lucie Azéma, Flammarion, 240 pages, 25 euros.

Que les sceptiques se ravisent : choisir le thé comme sujet d’un essai était un pari risqué, mais la trentenaire le relève avec brio. Serait-ce parce qu’elle semble avoir plus de souvenirs que si elle avait mille ans ?

Car L’Usage du thé fonctionne comme un carnet de voyage intime au détour duquel l’autrice nous révèle les rituels, mythes et histoires immergés au fond de sa tasse. Déjà, son premier essai, Les femmes aussi sont du voyage (Flammarion, 2021), donnait le ton. Lucie Azema est une voyageuse au long cours, telles au siècle dernier et au précédent Alexandra David-Néel, Ella Maillart ou Susie Carson Rijnhart.

Sa passion pour le thé est indissociable de ses propres voyages. Tout comme l’histoire du breuvage croise elle-même les routes de l’Extrême-Orient jusqu’aux portes de l’Europe. Au fil des pages, des paysages de steppes et de ports défilent, des montagnes difficiles d’accès et des caravansérails à l’air brouillé par le sable.

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Mais, « pour boire le thé, il faut savoir faire halte, s’arrêter, demeurer ». Lucie Azema nous montre que le temps du thé est fait de nomadisme, mais aussi de sédentarité. Ces rituels, tantôt sacrés, tantôt profanes, rassemblent.

Voilà donc jusqu’où une tasse de thé peut mener : […] se laisser bouleverser par un autre que soi.

En japonais, le concept de l’ichi-go ichi-e, souvent associé au chanoyu, la cérémonie du thé évoque le caractère précieux d’une rencontre et du moment suspendu qui l’accompagne. « Voilà donc jusqu’où une tasse de thé peut mener : […] se laisser bouleverser par un autre que soi. »

Plume aérée

Dans une maison de thé à Ispahan ou à Samarcande, on s’arrête et on observe le chemin parcouru. Le thé a eu ses « déroutes », comme l’autrice les appelle. Esclavage, colonisation, guerres et trafics. Derrière ce sujet en apparence léger, c’est l’histoire qui se raconte sans romantisme orientaliste.

Une histoire qui est aussi traversée par des dynamiques de classe et de genre, où les femmes occupent une place particulière, des ouvrières dans les champs aux salons où se retrouvaient en catimini les suffragettes anglaises.

La plume de Lucie Azema est à l’image du livre : aérée par des visions rapportées de ses voyages. Car l’écrivaine a trouvé un équilibre, mêlant d’un côté l’intime autobiographique, de l’autre une recherche documentaire soignée. Mais ne dévoilons pas tout de ce subtil bijou de délicatesse, qui nous offre la surprise réjouissante d’être bien plus qu’une simple conversation sur de l’eau infusée.


Les autres essais

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Les Enfants des nuages. Une ethnologue dans la tourmente saharienne, Sophie Caratini, éd. Thierry Marchaisse, 562 pages, 25 euros.

Cet essai, salué par Claude Lévi-Strauss lors de sa première publication en 1993, fait toujours autorité. C’est autant le récit autobiographique d’une femme découvrant le Sahara occidental à partir de 1974 que celui des recherches d’une anthropologue sur les nomades Rgaybat, ou « enfants des nuages ». Cette version augmentée documente une civilisation et une nation trop souvent ignorées, inlassablement en lutte depuis près de cinquante ans. L’autrice analyse les arcanes de la culture maure, bouleversée par la lutte pour l’indépendance du Sahara occidental.

Une situation postcoloniale. Mayotte ou le gouvernement des marges, Nicolas Roinsard, CNRS Éditions, 352 pages, 26 euros

À la lecture de ce livre retraçant l’histoire de Mayotte, seule île des Comores qui refusa l’indépendance en 1976, et devenue en 2011 le 101e département français, on ne peut s’empêcher de penser au dilemme d’Aimé Césaire, farouche militant anticolonial qui choisit pourtant en 1946 la même voie pour sa Martinique natale. Nicolas Roinsard montre en quoi la départementalisation, possible « support d’une transformation des rapports sociaux », pourrait remodeler la société insulaire, qui est la plus jeune du pays, mais aussi la plus pauvre.

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Bienvenue au Wokistan, David Carzon (dir.), éditions Binge, 192 pages, 19 euros

Le titre de ce volume collectif et offensif pourrait prêter à sourire chez nos lecteurs, alors qu’il fera certainement froncer les sourcils des réactionnaires, identitaires et autres racistes. Il demeure que ce livre est aussi salutaire qu’important, car il s’agit d’abord d’un « guide de survie au monde d’aujourd’hui » face aux offensives idéologiques fascistes, et d’afficher fièrement la couleur : oui, nous sommes « woke », « intersectionnel·les » et nous avons à cœur de déconstruire les normes et autres supposées « évidences » sur les liens entre intime et politique. Avec les contributions de Cédric Herrou, Mathilde Larrère, Rokhaya Diallo, Sam Bourcier, Sophie Côté…

Idées
Temps de lecture : 5 minutes