Au plus près d’un pays résistant

L’Ukraine était l’invitée d’honneur du Fipadoc. Une programmation de documentaires a permis de montrer ce qu’endurent les habitants en raison des hostilités russes, non seulement depuis le 24 février 2022, mais aussi depuis 2014.

Christophe Kantcheff  • 1 février 2023 abonné·es
Au plus près d’un pays résistant
Le réalisateur de Mariupolis 2, Mantas Kvedaravičius, s’est tenu auprès d’un groupe d’habitants d’un quartier bombardé et a été tué avant de pouvoir terminer son film.
© Enora de Varine.

La guerre que mène la Russie en Ukraine est largement documentée. Plus que jamais filmée, photographiée. Les images la concernant prolifèrent, que ce soit dans les médias ou sur le Net. Mais il y a un danger inhérent à cette profusion : que l’on n’y voit plus rien !

Même si l’on a conscience qu’une part de ces images relève de la propagande. Beaucoup ne sont pas sourcées, et, en elle-même, la quantité, sans hiérarchisation ni examen critique, entraîne l’uniformisation du regard, autrement dit la confusion de la pensée.

C’est pourquoi le fait que le Fipadoc – festival international consacré au documentaire, installé à Biarritz –, dont la dernière édition s’est achevée le 28 janvier, ait eu l’Ukraine pour invitée d’honneur n’a rien d’anodin. D’autant qu’il s’agissait aussi d’accomplir un geste de solidarité.

« Chaque année nous mettons en exergue une région d’Europe, explique Christine Camdessus, déléguée générale du Fipadoc, avec une forte présence des films qui en sont issus dans notre programmation et en favorisant les partenariats entre les producteurs français et européens et ceux de cette région. Avant le déclenchement de l’invasion russe, nous avions choisi la Finlande et les pays baltes. Après le 24 février, tous ont été d’accord pour que l’Ukraine soit mise à l’honneur. D’autant que beaucoup de films ukrainiens sont coproduits avec les pays baltes. Par ailleurs, j’ai pu constater, en m’y rendant, que tous les festivals de cinéma des pays limitrophes tenaient à marquer leur solidarité avec la communauté audiovisuelle et cinématographique ukrainienne. Nous avons souhaité faire de même. »

Cela passe d’abord par la présence de professionnels. La directrice d’un festival de documentaires à Kyiv, DocuDays UA, avec lequel le Fipadoc collabore depuis un certain temps, a été conviée à faire partie d’un des jurys du festival ; et, bien sûr, les réalisateurs et producteurs des films programmés ont été invités.

« Nous essayons de leur procurer une petite parenthèse dans ces moments difficiles, pendant laquelle ils peuvent avancer sur leurs projets », dit Christine Camdessus. Par ailleurs, le forum de production internationale du Fipadoc, destiné à favoriser le financement de nouveaux projets, en propose trois de nationalité ukrainienne, sur vingt-cinq au total.

Contextualiser le conflit

La programmation Visions d’Ukraine – neuf films : sept longs-métrages et deux courts – atteste l’intention du Fipadoc de ne pas focaliser le regard sur le présent de la guerre. Seuls trois d’entre eux ont été tournés après le 24 février 2022. « Notre idée était avant tout de montrer des films qui permettent de contextualiser le conflit et de le comprendre un peu mieux », expose Christine Camdessus. Tous les films étant accompagnés de rencontres et de débats.

Pushing Boundaries (Repousser les frontières, 2021), réalisé par Lesia Kordonets, en est l’exemple type. La réalisatrice ouvre sur deux événements concomitants survenus en 2014 : les Jeux paralympiques de Sotchi, en Russie, et l’invasion de la Crimée par les troupes de Vladimir Poutine. Ce qui alors affecte évidemment les athlètes ukrainiens, mais va aussi profondément bouleverser leur existence. Notamment la vie de ceux qui se préparent pour les prochains Jeux paralympiques d’été et n’ont plus accès au grand centre d’entraînement voué à l’handisport situé en Crimée.

Angelika, médaillée de bronze en 2010 dans la discipline volley-ball assis, est native de la péninsule et y habite toujours. Quand elle se rend dans l’intérieur du pays, elle est traitée à la frontière comme une étrangère. Pour elle, cette situation ne peut être que « provisoire ». Roman, lui, est para-rameur en kayak. Originaire du Donbass, où la Russie a engagé une guerre après l’annexion de la Crimée, il fait partie des personnes déplacées. Il se trouve désormais à Odessa, où il peut s’entraîner sans autre tracas que de souffrir de la solitude et de nourrir une certaine inquiétude, sa famille étant restée chez elle.

Contrairement aux informations que l’on reçoit tous les jours, ces documentaires donnent de la profondeur de champ.

« Je crois beaucoup au pouvoir de ce genre de films, dit Christine Camdessus. Ils nous permettent de nous projeter dans la réalité de la vie des gens et de l’absurdité de la situation. Contrairement aux informations que l’on reçoit tous les jours, ces documentaires donnent de la profondeur de champ. Et créent, en même temps, de la proximité par rapport aux personnages, de l’empathie. » Parce que, contrairement à l’exercice journalistique, le tournage d’un documentaire s’inscrit dans la durée, et qu’une relation se crée entre filmeur et filmés.

L’hypothèse d’en sortir

C’est particulièrement le cas avec Trois femmes (2022), de Maksym Melnyk, qui s’intéresse à trois habitantes d’un village des Carpates, loin de tout sinon des frontières de la Pologne et de la Slovaquie, situées à quelques kilomètres. Elles mènent des vies enclavées, où pèsent la pauvreté et l’absence de perspective, qu’elles soient agricultrice à la retraite, postière ou biologiste. Fait rare : le réalisateur entre dans le champ quand il se lie d’amitié avec la vieille paysanne, devenant lui-même un des personnages. C’est aussi un beau documentaire sur la fatalité et l’hypothèse d’en sortir.

« Comme Trois femmes, un autre film, Ukrainian Sheriffs (2015), de Roman Bondarchuk, tourné dans un village près de Kherson, dans le sud-est du pays, nous donne des clés de compréhension, souligne Christine Camdessus, parce qu’il montre des habitants se sentant délaissés par le pouvoir central. Certains, pour cette raison, pourraient bien accueillir les Russes, une fois la Crimée envahie – nous sommes en 2014 –, si ceux-ci arrivaient. »

Moissons sanglantes (2022), de Guillaume Ribot, le seul film historique de la programmation, raconte la terrible famine organisée en Ukraine par Staline en 1933, qui a provoqué la mort d’un habitant sur huit (1). C’est une œuvre puissante, utilisant avec maestria documents d’archives et films de fiction du cinéma soviétique.

En ce qui concerne la guerre actuelle, le Fipadoc a choisi de programmer un film qui a désormais une grande notoriété : Mariupolis 2, de Mantas Kvedaravičius, tué par des militaires russes alors qu’il n’en avait pas achevé la réalisation(2).

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Moissons sanglantes a reçu le Grand Prix Documentaire national, la plus haute distinction au Fipadoc pour une production française

Lors de l’invasion décidée par Poutine, le cinéaste lituanien s’est tenu aux côtés d’un groupe d’habitants restés dans leur quartier, régulièrement bombardé et passablement détruit, comme toute la ville, où au moins 20 000 civils ont trouvé la mort. Celles et ceux qui demeurent dans cet enfer se sont réfugiés dans l’église chrétienne évangélique, encore debout.

« Au moins, aujourd’hui, il fait beau »

Existence de survie dont on ne sait, au réveil, si, avant le soir, un obus n’y aura pas mis un terme. On va chercher un générateur chez des voisins dont les cadavres sont encore là, on balaie des gravats, on cuisine les dernières denrées, on prie. Et puis cette phrase étonnante, alors que le bruit des explosions est continu : « Au moins, aujourd’hui, il fait beau. »

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Mariupolis 2 est visible sur le site d’Arte, de même que le premier volet, Mariupolis, réalisé
en 2016 par Mantas Kvedaravicius.

Un autre film synchrone avec la guerre porte également sur un des points martyrs de la carte d’Ukraine post-24 février : ­Boutcha, dans la banlieue de Kiev. Mila Teshaieva et Marcus Lenz y ont tourné au lendemain du départ des Russes, où ceux-ci ont commis d’amples massacres. Parmi les ruines, une occupation majeure des responsables de la ville est de reconnaître l’identité des corps retrouvés et de les enterrer.

On en vient même à manquer de cercueils. Un bureau pour témoigner des crimes de guerre a aussi été institué. Quand le printemps arrive à Bucha est le titre de ce documentaire douloureux. La vie reprend, en effet, quoi qu’on veuille, symbolisée par la végétation qui repousse.

Dmytro Sukholytkyy-Sobchuk était au dernier Festival de Cannes pour présenter son très réussi premier long-métrage Le Serment de Pamfir. Sur la Croisette, lieu surréaliste pour lui, le cinéaste avait la tête ailleurs. « Je veux rentrer au plus vite pour pouvoir aider les gens chez moi autant que je le peux», déclarait-il, le 22 mai, dans Libération.

Il l’a fait en cinéaste, notamment. À travers le court-métrage que le Fipadoc a projeté, Liturgie des obstacles anti-chars. Il y montre des sculpteurs d’immenses figures religieuses en métal qui, tout en écoutant la radio donnant des nouvelles du front, fabriquent des obstacles anti-chars, le tout sur une musique sacrée. À elles seules, ces douze minutes résument l’esprit d’un peuple résistant.

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Cinéma
Temps de lecture : 8 minutes