Les deux Maroc

Le séisme qui a touché le pays en a rappelé les deux visages : le Maroc des villes riches, prisées des Occidentaux, le Maroc des villages des zones reculées et d’extrême pauvreté. L’un va se reconstruire. Que va devenir l’autre ?

Nadia Sweeny  • 12 septembre 2023
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Les deux Maroc
Une survivante du tremblement de terre du 8 septembre, dans le village de montagne de Moulay Brahim, dans la province d'al-Haouz, au centre du Maroc, le 10 septembre 2023.
© Philippe LOPEZ / AFP

Il y a deux Maroc. Le séisme d’une magnitude de près de 7 sur l’échelle de Richter qui vient de frapper ce pays du Maghreb, faisant plus de 2 800 morts, démontre à quel point une fracture immense les sépare. Car il y a le Maroc des villes. Celui qui ressemble un peu à l’Occident mais avec cette touche exotique qui attire les touristes du monde entier, les investisseurs, les grandes fortunes et les stars. Celui de Marrakech, fait de strass et de paillettes, où l’on fait la fête, où se mêlent les villas de luxe avec piscine et service de maison, les riads chics perdus dans les dédales de ruelles pittoresques qui donnent l’impression à tous de vivre au cœur du pays traditionnel. Ce Marrakech-là est celui d’un décor de cinéma permanent. Une illusion qui cache mal l’autre Maroc. Ce Maroc des villages escarpés dans des montagnes rudes. Celui de l’extrême pauvreté d’un pays qui choisit ses villes et délaisse ses villages.

Aucune route de bitume ne conduit au village de mon père. La seule route du coin passe dans la vallée voisine.

Le village de mon père est dans l’une de ces zones reculées. Situé aux portes du désert, plus au sud encore que la région touchée par le séisme. Il a d’ailleurs été épargné. Il serait, sinon, dans la même situation que ceux qui attendent encore de l’aide, plus de 48 heures après la catastrophe, alors que c’est là que l’on dénombre le plus de victimes. Comme toujours : les plus pauvres sont les plus touchés. Double peine ! Aucune route de bitume ne conduit au village de mon père. La seule route du coin passe dans la vallée voisine. Les anciens racontent que sa construction a commencé en prévision d’une visite de Hassan II dans la région et a été abandonnée quand celui-ci aurait finalement décidé de ne pas s’y rendre. Ils disent que ce sont eux qui ont terminé la route, dans l’espoir fou de se rapprocher du monde. D’en recueillir quelques avantages. Je ne sais pas si cette histoire est vraie.

Ce que je sais, c’est qu’en 2023 il faut toujours suivre une piste escarpée sur plusieurs dizaines de kilomètres pour arriver à la première maison. Parfois, quand l’oued déborde, il est impossible de s’y rendre. D’une certaine manière, c’est peut-être bien d’être isolé du monde moderne, penseront certains. Mais cela fige les habitants et plus particulièrement les femmes du village dans un temps archaïque. Ici, la plupart d’entre elles n’ont pas le permis de conduire, encore moins de voiture. Souvent, elles ne parlent même pas l’arabe. Ici, les tribus sont berbères et entretiennent une culture ancestrale que le makhzen – le pouvoir central marocain – redoute. Est-ce pour cela qu’il les a délaissées ?

Ici, les tribus sont berbères et entretiennent une culture ancestrale que le pouvoir central marocain redoute.

Dans le village de mon père, le sol de certaines maisons est encore en terre battue. L’électricité n’a pas atteint toutes les bâtisses. Certes, il y a l’eau courante : un puits a été creusé par les villageois dans les années 1980. Il y a peu, un fonds allemand a aussi financé un petit système d’irrigation. Ici, ce sont les femmes qui cultivent la terre sur des terrassements à flanc de montagne. La plupart des jeunes hommes sont partis chercher du travail dans les grandes villes ou plus loin encore. Ailleurs. Un ailleurs auquel ces villageois n’ont pas droit. Un ailleurs désormais si éloigné qu’il peine à leur porter secours quand la terre tremble, que les villages sont dévastés, les maisons écroulées, des familles décimées, et le bétail – parfois leur seule richesse – mort. À Marrakech, à peine deux jours après le séisme, les souks ont rouvert pour les touristes. Il y a deux Maroc. L’un va se reconstruire, mais que va devenir l’autre ?

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