« L’Étoile de la mer », écrire contre le poids des souvenirs

Elias Khoury raconte l’histoire d’Adam, un Palestinien vivant en Israël, né en 1948 dans le ghetto de Lod et, par la force des choses, en proie à des problèmes d’identités.

Christophe Kantcheff  • 18 octobre 2023 abonné·es
« L’Étoile de la mer », écrire contre le poids des souvenirs
Le roman est aussi un hymne à Haïfa, cette ville qui descend du mont Carmel jusqu’à la mer.
© Robert Harding via AFP

L’Étoile de la mer / Élias Khoury, traduit de l’arabe par Rania Samara, « Sindbad », Actes Sud, 384 p., 24 euros.

Libanais né en 1948 à Beyrouth dans un quartier chrétien, le citoyen Elias Khoury a pris fait et cause pour le peuple palestinien lorsqu’à 20 ans il a découvert les camps de réfugiés en Jordanie. Une histoire qui ne pouvait rester étrangère à l’œuvre d’Elias Khoury devenu écrivain. Après ses premiers livres qui avaient pour cœur la guerre civile au Liban, il a publié en 1998 La Porte du soleil (1), roman considéré comme une référence littéraire essentielle quant à l’évocation de la Nakba (« la catastrophe »), c’est-à-dire la dépossession des Palestiniens et l’exil forcé de 700 000 d’entre eux lors de la création de l’État d’Israël en 1948. Roman porté à l’écran par Yousry Nasrallah en 2004.

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Traduit de l’arabe par Rania Samara, « Sindbad », Actes Sud, 2002. En poche : « Babel », 704 p., 12,70 euros.

Si ses romans suivants n’ont pas quitté les rives du Proche-Orient, Elias Khoury s’est récemment lancé dans une trilogie ayant pour titre « Les Enfants du ghetto », qui s’attache au sort des Palestiniens vivant en Israël, autrement dit ces « Arabes » qui n’ont pas les mêmes droits que les citoyens juifs. Après Je m’appelle Adam (2), voici L’Étoile de la mer, où l’on retrouve Adam, protagoniste et narrateur, même si celui-ci emploie le pronom de la troisième personne du singulier – on y reviendra. Les deux romans peuvent se lire indépendamment.

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Traduit de l’arabe par Rania Samara, « Sindbad », Actes Sud, 2018.

Mais qui a lu le premier sait d’ores et déjà qu’Adam a passé la dernière partie de sa vie à New York, où il écrit le roman que l’on est en train de lire, et a vu le jour dans le ghetto de Lod (nom actuel du village qui, en arabe, s’appelait Lydda). En 1948, les Israéliens ont en effet institué des ghettos entourés de barbelés dans certains lieux pour y parquer dans des conditions inhumaines des Palestiniens. Adam fut le premier nouveau-né du ghetto de Lod. Il porte aussi le nom du premier homme de l’humanité.

L’Étoile de la mer se situe dans les années 1960, quand Adam a 15 ans, jusqu’à ses années de jeune adulte, avec quelques échappées plus tardives. Le roman s’ouvre sur une première scène qui est un adieu et une nouvelle naissance. Adam quitte en effet la demeure familiale, laissant derrière lui sa mère chérie, Manal, qui, après la mort de son premier mari, Hassan Dannoun, combattant martyr, s’est remariée avec un homme dur, maltraitant, qu’elle a suivi à Haïfa où ils se sont installés.

Métamorphose intérieure

Une fois passé le seuil de la maison, Adam va franchir une frontière interdite au gré d’une métamorphose intérieure. Une pluie drue s’abat sur lui – l’eau, sous toutes ses formes (les larmes, la mer…), a ici une présence particulière – comme si elle le lavait de qui il était ou le baptisait. L’adolescent, « grand garçon aux cheveux blonds, presque châtain clair » va d’abord endosser un nouveau nom, Adam Dannoun devenant Adam Danôn. Puis, peu à peu, il va se faire passer pour juif. Il en a le physique et connaît bien l’hébreu, aimant cette langue et ses poètes.

L’Étoile de la mer Élias Khoury

L’imposture n’est pas le sujet même du livre, elle offre plutôt une voie vers autre chose.

L’Étoile de la mer n’est pas le récit d’une imposture. Plus exactement : ce mensonge sur son identité en est une, mais Adam s’y livre pour échapper à un stigmate et s’ouvrir un avenir. Surtout, elle n’est pas le sujet même du livre, elle offre plutôt une voie vers autre chose. Comme par exemple un voyage étonnant qu’Adam va accomplir en Pologne. Le jeune homme a alors 18 ans. Ébloui par son professeur de littérature hébraïque à l’université, Jacob Eibenhayner, il le suit dans un voyage d’étude au ghetto de Varsovie et à Auschwitz, pourtant conscient qu’il abuse de sa confiance étant donné ce qu’il n’est pas.

Le propos d’Elias Khoury n’est pas d’établir des rapprochements douteux, notamment entre le ghetto polonais et celui où Adam a grandi. Ce que révèle au jeune homme Marek Edelman, l’un des leaders du soulèvement du ghetto de Varsovie, c’est la manière dont les victimes juives, gazées ou ayant pris les armes, loin de tout héroïsme, ont tenté « de défendre l’honneur de leur mort ». Voilà qui résonne avec la défiance d’Adam envers les actes d’héroïsme tels qu’ils sont rapportés. Et qui élargit aussi le sens du titre de la trilogie, « Les Enfants du ghetto ».

Adjoint du commandant militaire de l’insurrection, Marek Edelman a réellement existé, comme un certain nombre de personnages qui passent dans L’Étoile de la mer, dont, furtivement Mahmoud Darwich ou Elias Khoury lui-même. S’il ne manque pas d’humour (Adam n’apprécie pas La Porte du soleil), l’auteur affirme ici la liberté du roman qu’il pratique. Il mêle le document et l’imagination, le didactique et le lyrisme, le littéral et le symbolique, y compris l’enquête policière, même si l’auteur précise que le roman policier arabe n’existe pas.

Il multiplie les notations, les anecdotes qui sont autant d’informations accumulées par lui au long de sa vie, savoir le plus souvent oral qu’il couche ici par écrit et insère dans sa fiction. On pourrait en outre reprendre à son propos cette phrase où il dit qu’il faudrait lire les textes littéraires « comme s’ils étaient porteurs d’une langue différente qui utilisent les mêmes mots utilisés par les auteurs d’autres textes, mais qui bouleverse les significations et pousse le lecteur à découvrir le sens dissimulé sous le sens ».

Identités incertaines

Le roman, selon Khoury, est riche de ses multiples visages. Inversement, Adam souffre de ses identités incertaines. Pas seulement parce qu’il n’est pas juif – il finira par être dénoncé auprès de Jacob Eibenhayner par une étudiante connaissant son secret et devra se replier sur l’étude de la littérature arabe. Mais on lui a raconté une histoire, qu’il a refoulée, selon laquelle il a été recueilli bébé sur le corps de sa mère morte – Manal ne serait donc pas sa génitrice. Au-delà de sa propre biographie, Adam est aussi miné en profondeur par le statut « légal » réservé aux Palestiniens de l’intérieur qui ont dû abandonner leur foyer tout en restant sur le territoire devenu celui du nouvel État : ils sont des « présents-absents ».

Les Palestiniens de l’intérieur, des « présents-absents ».

Ainsi, Adam « était obnubilé par le sentiment de n’être personne, et quand on n’est personne on ne peut pas devenir quelqu’un ». D’où l’usage du « il » pour se raconter : « Les linguistes arabes appellent le pronom de la troisième personne “le pronom occulté” et l’auteur de cette histoire se voit obligé de se dissimuler. » D’où aussi sa volonté de se départir de sa mémoire, cette « maladie » dont il faut se débarrasser. « La mémoire possède ses propres composants qui substituent le rêve à la vie, elle efface le temps, transforme les événements en ombres et livre des images successives, quoique non connectées. » Ou des histoires éparpillées, qui ne font pas sens entre elles.

C’est précisément la tâche de ce roman qui fourmille d’histoires de les mettre en perspective et de les unir dans un même chant. On y voit Adam et ses premiers amours compliqués, dont une jeune femme, Carma, qui se révèle être – peut-être – sa demi-sœur. Sa dextérité à cuisiner les fallafels – il finance ses études en travaillant dans un restaurant –, ce plat revendiqué comme une de leurs spécialités par les Israéliens, emprunté en réalité aux Palestiniens, mais qui serait en définitive d’origine syrienne (les origines des plats sont elles aussi errantes). Comment il est devenu critique musical pour des publications israéliennes, où « sa langue maternelle s’infiltrait dans sa nouvelle langue, la reformulait, et (…) c’était la raison pour laquelle les lecteurs admiraient son style ».

Son action s’y déroulant quasi intégralement, le roman est aussi un hymne à Haïfa, cette ville qui descend du mont Carmel jusqu’à la mer. Il s’y trouve un lieu dont Adam a fait son refuge pour échapper à ses souvenirs, à ses fantômes : la terrasse de Dieu à Stella Maris (l’étoile de la mer, en latin). De là, « l’ombre de la ville-colombe frémit sur le bleu et une mousse blanche se dessine sur ses ailes. L’écume des vagues se métamorphose en duvet blanc qui ondule sur l’étendue grise, l’œil s’abandonne à ses charmes insaisissables ». C’est là qu’Adam se réinvente. C’est aussi là que le roman s’achève au gré d’une magnifique scène d’amour.

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Littérature
Temps de lecture : 8 minutes