Ken Loach : « Le désespoir nourrit l’extrême droite »

Dans The Old Oak, le cinéaste britannique met en scène l’arrivée de réfugiés syriens dans une région sinistrée de l’Angleterre. Un film sur l’accueil, qui examine plus qu’il ne juge les diverses réactions des locaux. Et profondément humain, comme l’est son réalisateur, âgé aujourd’hui de 87 ans, à l’immense filmographie.

Christophe Kantcheff  • 24 octobre 2023 abonné·es
Ken Loach : « Le désespoir nourrit l’extrême droite »
"Les récits sur lesquels nous nous sommes appuyés pour élaborer les personnages étaient tellement atroces que, si nous les avions racontés tels quels, ils auraient oblitéré tout le reste et seraient devenus le sujet même du film."
© Maxime Sirvins

Depuis le début des années 1970, Ken Loach porte un regard critique sur le monde tel qu’il va mal. Dès Kes (1969) ou Family Life (1971), deux de ses grands films des débuts, son naturalisme n’est pas un misérabilisme mais une façon de se situer à hauteur de prolétaires. Que ce soit dans la comédie dramatique (Raining Stones), l’évocation historique (Le vent se lève) ou le mélodrame social (Ladybird), le cinéaste a fait des gens du peuple ses héros et héroïnes.

The Old Oak est-il un mélodrame politique ?

En anglais, le mot « mélodrame » a une connotation négative. Il suggère des émotions faussées et très exagérées. Donc j’espère que vous ne l’utilisez pas dans ce sens-là. Nous avons essayé de raconter une histoire qui soit réaliste, qui dépeigne le vécu des populations du nord-est de l’Angleterre, ancienne région d’industrie minière, et montre les interactions entre les Syriens qui fuient la guerre [l’action du film se déroule en 2016, NDLR] et les habitants de ces localités déshéritées. Les réactions que suscite l’arrivée des Syriens sont de deux types opposés, que nous avons voulu rendre de façon nuancée. Il y a ceux qui ne comprennent pas pourquoi on donne aux Syriens alors qu’eux n’ont rien, ce qui génère beaucoup de colère et de frustration. Et ceux qui ont gardé en eux les idéaux de solidarité et d’amitié issus de la culture syndicaliste minière.

Je faisais référence au genre mélodramatique dans lequel se sont illustrés Douglas Sirk, Rainer Werner Fassbinder ou Jacques Demy, qui met au premier plan l’expression des sentiments, où la peine et la tristesse sont très présentes, mais aussi des préoccupations sociales ou politiques.

Oui, il y a beaucoup de tristesse parce qu’il y a beaucoup de tragédies dans la vie de ces Syriens. C’était d’ailleurs une de nos difficultés dans la construction du film, parce que les récits sur lesquels nous nous sommes appuyés pour élaborer les personnages étaient tellement atroces que, si nous les avions racontés tels quels, ils auraient oblitéré tout le reste et seraient devenus le sujet même du film. Par exemple, on nous a fait le récit d’une femme qui, dans un même bombardement, a perdu ses jambes, ses enfants et son mari. Elle a continué malgré tout à vivre et à écrire de la poésie et des livres pour enfants. Nous savions que les Syriens portaient ce vécu terrible, mais nous ne pouvions qu’y faire allusion.

Quelle était votre nécessité pour faire ce film alors que vous aviez déclaré précédemment que vous aviez décidé d’arrêter de tourner ?

Mes deux films précédents, Moi, Daniel Blake et Sorry, We Missed You, ont aussi été tournés dans le Nord-Est, qui concentre de façon aiguë nombre des problèmes de la société actuelle. La destruction de l’industrie minière, qui n’a été remplacée par rien d’autre, a entraîné une dislocation de la communauté de ces villages. Nous voulions raconter toutes les conséquences de cet effondrement. Le nord-est de l’Angleterre est la région qui a accueilli le plus grand nombre de réfugiés, parce que l’immobilier y est peu cher et parce qu’ils sont hors de la vue de la plupart des Anglais. Les populations locales se demandent pourquoi les réfugiés n’ont pas été dirigés vers des régions plus riches.

"Le nord-est de l’Angleterre est la région qui a accueilli le plus grand nombre de réfugiés, parce que l’immobilier y est peu cher et parce qu’ils sont hors de la vue de la plupart des Anglais." (Photo : Maxime Sirvins.)

Les cabinets de médecins débordent de patients, il y a davantage d’élèves par classe, dont certains ne parlent pas du tout anglais, alors qu’on manque d’enseignants. Cela se transforme peu à peu en racisme. Ce que tentent de contrebalancer des militants venant en aide aux réfugiés. Dans le film, ce conflit se cristallise dans le pub, The Old Oak, qui est un territoire contesté, disputé. Son propriétaire, TJ Ballantyne (Dave Turner), a été mineur, syndicaliste, s’est investi dans les grèves, a été entraîneur de foot avec les gamins. Il a petit à petit perdu espoir. Mais la relation d’amitié qu’il noue avec une jeune Syrienne, Yara (Ebla Mari), qui, quant à elle, grâce à la photographie, choisit ce qu’elle voit et ainsi peut voir le beau ou l’humanisme là où il est, va réveiller en lui l’idée qu’il y a encore des choses possibles.

Que faire avec les personnes qui, comme Vic (Chris McGlade), expriment un rejet envers les réfugiés parce qu’elles

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