À Rougier & Plé, une grève et quatre convocations

Dans le célèbre magasin parisien de fournitures pour les métiers d’art, un mouvement de grève a été lancé début avril pour de meilleures conditions de travail. Dans la foulée, quatre grévistes ont été convoqués à un entretien disciplinaire. La direction nie tout lien entre les deux évènements.

Pierre Jequier-Zalc  • 30 avril 2024 abonné·es
À Rougier & Plé, une grève et quatre convocations
© Pierre Jequier-Zalc / Maxime Sirvins.

Un barnum sous la pluie. Dessous, une jeune femme tient son téléphone près d’un micro. L’enceinte à laquelle il est relié crache, fortement, la célèbre chanson Merci patron. À chaque refrain, la dizaine de personnes présentes le reprend en chœur. « Merci patron, merci patron, quel plaisir de travailler pour vous, on est heureux comme des fous ». Les sourires sont de la partie. L’ambiance est joviale. Les clients qui entrent dans le magasin prennent systématiquement les tracts distribués.

Face au barnum, un immense échafaudage recouvre la façade de leur magasin : « Rougier & Plé se rénove pour votre plaisir ». Pourtant, dans le magasin historique de fournitures pour les métiers d’art et les loisirs créatifs, au pied de la station de métro Filles du Calvaire à Paris, le conflit social couve depuis plusieurs mois. Ces derniers jours, il a atteint un niveau inégalé depuis des années. Cela faisait en effet, plus de 20 ans que les salariés de ce magasin ne s’étaient pas mis en grève.

Crottes de souris et trous dans le plafond

Mais le 13 avril dernier, ils ont franchi le pas, sous l’impulsion de leur jeune section syndicale SUD. En cause, un ras-le-bol généralisé sur leurs conditions de travail. Le bâtiment est décrit comme insalubre. « Il y a des trous dans le plafond, dans les sols, des souris dans les salles communes, dans les salles de pause », égrène Sam, vendeuse polyvalente et représentante de SUD commerce et services, faisant défiler des photos où crottes de souris côtoient des trous béants dans les plafonds.

(Photos : DR.)

Elle raconte ainsi comment, récemment, les égouts sont remontés inondant une partie du sous-sol. « On a dû nettoyer nous-même. La direction ne semblait pas plus pressée que ça de résoudre la situation », assure-t-elle. Alors que la façade est en cours de rénovation, aucuns travaux, selon les grévistes, n’a eu lieu dans l’enceinte du bâtiment. Contactée par Politis, la direction de Rougier & Plé assure de son côté qu’« il n’existe aujourd’hui aucune réserve sur la salubrité et la sécurité du magasin du 13/15 boulevard des Filles du Calvaire qui n’ait été suivie d’effets de la part de nos services techniques ».

Sous-effectif

Sur le piquet de grève, où l’on compte une dizaine de grévistes sur une équipe d’une grosse vingtaine de salariés, l’autre problématique qui ressort systématiquement est celle du « sous-effectif chronique ». « On est une équipe de quatre pour deux étages. Donc tous les jours, on se retrouve à deux pendant plusieurs heures sur toute la surface de vente. Au rez-de-chaussée, on est très sollicité avec l’accueil clients, les colis, parfois donner un coup de main aux caisses. On fait trois postes en un. C’est intensif, c’est fatigant, et surtout, c’est structurel », explique Amélie, salariée depuis deux ans et demi dans ce magasin.

On a en marre, on a l’impression d’être pris pour des idiots.

Sam

Une problématique que la direction de Rougier & Plé conteste fermement. « Ce magasin ne souffre pas de sous-effectifs chroniques », affirme-t-elle à Politis, expliquant qu’à fin décembre 2023, le chiffre d’affaires du magasin a baissé en volume alors que le nombre de salariés a augmenté par rapport à décembre 2022. Interrogée pour savoir si elle comptait prendre des mesures pour répondre aux revendications des grévistes, Rougier & Plé ne nous a pas répondu sur ce point. « On fait face à une direction qui dit que tout va bien, qui remet en cause notre vécu et notre ressenti sur le terrain. C’est de la malhonnêteté », s’agace Sam.

Pour les salariés, la grève est apparue comme le dernier moyen d’essayer d’obtenir des améliorations de leurs conditions de travail. Une pétition en décembre et des multiples tentatives de dialogue sont, selon eux, restées lettre morte. « On a en marre, on a l’impression d’être pris pour des idiots. On a beau dire les choses, rien ne change et la direction nie même les discussions orales qu’on peut avoir avec elle », note, amère, Sam. « Tout ce qu’on demande c’est un dialogue constructif pour discuter de ce qu’il ne va pas, et trouver des solutions », glisse Salomé, en poste à Rougier & Plé depuis presque deux ans.

Quatre convocations pour un entretien disciplinaire

La semaine qui a suivi cette journée de grève, des courriers recommandés ont été envoyés à quatre salariés grévistes. « Nous devons vous informer que nous sommes amenés à envisager à votre égard une sanction pouvant aller jusqu’au licenciement », peut-on lire dans ces lettres que Politis a pu consulter. Aucun motif de cette convocation n’est précisé dans ces courriers. « Des convocations de cette nature n’ont pas, conformément à la loi et à la jurisprudence, à mentionner dans leur libellé les motifs qui les justifient », assure Rougier & Plé.

Le seul point commun qu’on a c’est d’avoir fait grève le 13 avril.

Amélie

Chez les salariés convoqués, c’est l’incrédulité. Deux sont syndiqués, deux autres ne le sont pas. « Le seul point commun qu’on a c’est d’avoir fait grève le 13 avril, souffle Amélie, on ne travaille même pas sur les mêmes étages. » Pour Alexandra, présente depuis près de 13 ans dans le magasin, l’incompréhension règne : « Je suis quelqu’un d’intègre, de timide, qui n’ose pas trop dire les choses. Mais à un moment donné, quand les choses s’accumulent, la soupape, elle lâche. Faire grève, c’était pour soutenir mes collègues par rapport à des conditions qui sont anormales. Cela me semble juste ». En 13 ans, elle assure n’avoir « jamais eu, ni posé aucun problème ». « On n’a aucune idée de ce qu’on peut bien nous reprocher, on travaille bien », abonde les trois autres.

« Aucun rapport avec le mouvement de grève »

Pour eux, c’est certain. C’est bien leur implication dans ce mouvement social qui leur vaut cette convocation directement devant leur PDG, le 3 et 6 mai. « En 13 ans, je ne l’ai jamais vu, c’est surprenant et stressant », confie Alexandra. « Ces convocations n’ont, bien évidemment, aucun rapport avec le mouvement de grève », balaie de son côté la direction de l’entreprise. Une réponse qui ne satisfait pas Laurent Degousée, juriste pour la fédération SUD Commerce et services. « Je vais saisir les prud’hommes par anticipation. Il est hors de question que ces quatre grévistes soient licenciés », prévient-il.

Les courriers recommandés ont été envoyés avant que les salariés ne soient entendus !

L. Degousée

Un autre élément interroge les salariés. La semaine suivant leur première journée de grève, une enquête pour harcèlement moral a été ouverte au sein de leur magasin. Elle a été confiée par la direction à un cabinet d’avocat. « Une lettre a été reçue faisant état d’une personne en souffrance subissant du harcèlement moral », explique Sam qui poursuit : « Personne ne nie le fait que quelqu’un peut se sentir mal. Ce qui m’interroge, c’est le timing. Tout arrive en même temps, alors qu’on venait d’annoncer une nouvelle journée de mobilisation. » Surtout, comme le note Laurent Degousée, cette enquête paraît difficilement expliquer ces convocations. « Il faut terminer l’enquête avant d’enclencher une procédure. Les courriers recommandés ont été envoyés avant que les salariés ne soient entendus ! ».

C’est donc dans ce contexte tendu que s’est tenu, dans la bonne humeur, une nouvelle journée de grève ce samedi 27 avril. Les quatre salariés convoqués étaient toujours mobilisés, plus remontés que jamais. « Nous, on veut continuer à travailler ici. On ne fait pas ça pour embêter les responsables. On veut juste travailler dans des bonnes conditions. » En somme, vraiment être « heureux, comme des fous ».

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Temps de lecture : 7 minutes