« Ma vie ma gueule », de Sophie Fillières (Quinzaine des cinéastes) ; « Diamant brut », d’Agathe Riedinger (Compétition)

Le dernier film de Sophie Fillières, disparue l’an dernier, et le premier long métrage d’Agathe Riedinger.

Christophe Kantcheff  • 16 mai 2024
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« Ma vie ma gueule », de Sophie Fillières (Quinzaine des cinéastes) ; « Diamant brut », d’Agathe Riedinger (Compétition)
L’alliance de solidité et de funambulisme qui émane d'Agnès Jaoui fait merveille.
© Christmas in July

Ma vie ma gueule / Sophie Fillières / 1 h 39.

Ma vie ma gueule

Il est étonnant de savoir que Sophie Fillières est morte peu de temps après la fin du tournage de Ma vie ma gueule, le 31 juillet 2023 – à 58 ans –, tant ne s’y décèle aucune marque de faiblesse ni de relâchement. Ma vie ma gueule s’inscrit dans la droite ligne de certains de ses films, comme Gentille (2005) ou Un chat un chat (2009), où se dessine le portrait d’une femme, dont l’âge chaque fois avoisine celui de la réalisatrice. Emmanuelle Devos et Chiara Mastroianni, pour les deux œuvres citées (mais aussi Sandrine Kiberlain dans d’autres films de la réalisatrice) en étaient les interprètes. Ici, Agnès Jaoui incarne Barberie Bichette, surnommée Barbie, pénétrant ainsi, pour la première et ultime fois, dans l’univers de Sophie Fillières. Pour, assurément, l’une de ses plus belles compositions. L’alliance de solidité et de funambulisme qui émane de la comédienne y fait merveille.

Les films de Sophie Fillières tutoient les limites du réalisme pour s’engager sur des chemins où la drôlerie résonne comme une poésie de l’absurde.

L’univers de la cinéaste, quel est-il ? L’entrée en matière en donne une bonne idée. Où le visage de Barberie apparaît en gros plan, de trois quarts face, en train de regarder son écran d’ordinateur. Elle s’apprête à rédiger un texte, dont le titre sera celui du film. Mais auparavant, elle cherche quelle police de caractère correspond le mieux à ce qu’elle va écrire. L’épisode a des accents comiques, Barberie tâtonnant et cliquant par exemple sur la police « Arial Hebrew », qui transforme tous les signes en carrés. Mais il suggère aussi que le texte ne peut exister sans une esthétique, même si, en l’espèce, elle ne concerne que sa forme extérieure. Les films de Sophie Fillières sont ainsi, en particulier Ma vie ma gueule : singuliers, ils tutoient les limites du réalisme pour s’engager sur des chemins où la drôlerie résonne comme une poésie de l’absurde, et la folie souterraine comme une quête de sens.

Barberie Bichette vit seule avec deux grands enfants. Elle est manifestement peu à l’aise avec elle-même et avec son physique, et reçoit à l’occasion un coup sur la tête quand elle entend fortuitement sa fille dire à une copine que personne ne peut avoir envie de coucher avec sa mère. Comme il se doit, Barberie fait une analyse, mais son psy ne lui paraît pas suffisamment impliqué. Enfin, elle est écrivaine, poète peut-être. Une scène abracadabrantesque la montre attendue par les responsables d’une société pour une réunion marketing : elle arrive, écrit un poème de son cru sur un tableau, et repart aussitôt.

Les mots, les jeux avec eux, ont toujours eu un rôle central chez Sophie Fillières. Ici, Barberie se met à appeler tout le monde Fanfan, la syllabe « an » devient envahissante, et le personnage qui, à son corps défendant, déclenche chez elle une crise se nomme Bertrand (Laurent Capelluto). La cinéaste intègre le dérapage du langage dans ce qu’elle filme de l’opacité entre Barberie et le monde. Sophie Fillières accordait à la langue et à l’écriture une attention toute particulière : le beau texte signé de sa main inclus dans le dossier de presse en témoigne également.

Le film est divisé en trois parties, intitulées « Pif », « Paf » et « Youkou ! ». « Paf » se déroule dans un hôpital où Barberie est soignée pour dépression. Là, entre autres choses, la malade travaille à une sculpture de son propre visage, se projetant ainsi dans une matière, comme la cinéaste s’est projetée dans son personnage, pas vraiment elle tout en en étant très inspirée : par exemple, Sophie Fillières a aussi deux grands enfants : l’actrice Agathe Bonitzer et le réalisateur Adam Bonitzer, qui, sur la volonté de leur mère avant de disparaître, ont effectué le montage de Ma vie ma gueule et ainsi terminé le film.

Quand on croit que c’est la fin, cela ne l’est pas toujours : la cinéaste a placé un petit addendum à sa troisième partie, « Youkou ! », dans laquelle Barberie exprime un besoin d’évasion et de réconciliation existentielles. À la faveur d’un plan bref non anodin, Sophie Fillières a ajouté une touche d’espoir à l’endroit des (encore) vivants. Elle ne pouvait pas être plus généreuse, au terme d’un film où ce n’est pas la mort qui triomphe mais le cinéma.


Diamant brut

Diamant brut / Agathe Reidinger / 1 h 43.

Il faut s’imaginer un personnage à la Rosetta, mais une Rosetta girly ou sa version bimbo, avec la peau dorée des habitants du sud de la France (Fréjus). Sur-féminisée : bouche exubérante, chevelure rehaussée par des mèches, poitrine refaite et du strass à qui mieux-mieux jusqu’à la pointe de ses chaussures aux talons hauts à plate-forme. Telle est Liane, 19 ans (Malou Khebizi), héroïne de Diamant brut, premier long métrage d’Agathe Riedinger qui a ouvert la compétition. Au caractère entier, réfractaire à toute marque de domination, débrouillarde jusque dans la manière de voler dans les magasins. Sa démarche, épaules en avant toujours prête à foncer, contredit son abnégation à correspondre aux canons de la beauté des influenceuses.

Malou Khebizi dans Diamant brut. De tous les plans, elle impressionne par sa justesse et sa générosité. (Photo : Silex Films)

Liane n’a que son rêve d’accéder à une émission de télé-réalité, qui l’a convoquée à un casting, pour espérer sortir de sa vie sans horizon. Un père absent, des relations conflictuelles avec une mère qui l’a précédemment envoyée en foyer, une conseillère à l’emploi qui lui recommande la patience. « Je ne peux plus attendre ! », lui lance Liane. On est soudain chez Ken Loach ou, plus sûrement car la primo-réalisatrice revendique son influence, chez Andrea Arnold (qui, elle-même, concourt dans la sélection reine de Cannes, avec Bird).

Dans le prolongement de son court métrage, J’attends Jupiter, qui racontait la même histoire, Agathe Riedinger aurait aimé signer un beau portrait de jeune fille trop souvent méprisée socialement et culturellement – même si le film ne fait en rien l’éloge de ce que véhicule la télé-réalité. D’autant qu’elle a trouvé une comédienne formidable avec Malou Khebizi qui, jusque-là, n’avait jamais tourné. De tous les plans, elle impressionne par sa justesse et sa générosité.

Le film pèche par un manque de liberté, compréhensible pour un premier long métrage.

Mais la cinéaste a voulu dépasser le naturalisme en apportant des touches artistiques, voire métaphysiques (la neuvaine à Saint Joseph récitée, la scarification en forme de croix que Liane s’impose). L’idée de passer dans un même plan sur des go-go danseuses d’un morceau de rap à du violoncelle façon Suites de Bach surprend une première fois et peut séduire. Mais la dixième intervention « sublimante » de cet instrument, pourtant merveilleux, assomme.

Diamant brut pèche par un manque de liberté, compréhensible pour un premier long métrage. Le sélectionner en compétition, lieu d’exposition sans pitié, n’était peut-être pas la meilleure idée.

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Cinéma
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