« L’Enfer sur Terre », entre fictions et réalités

Mohamed Magassa et Nicolas Pellion analysent avec force et précision dix ans de rap américain.

Pauline Guedj  • 19 juin 2024 abonné·es
« L’Enfer sur Terre », entre fictions et réalités
Le rappeur américain Kanye West au festival Mawazine-Rythmes du monde à Rabat, le 21 mai 2010,
© FADEL / AFP

L’Enfer sur Terre. Une décennie de rap-fiction/ Mohamed Magassa et Nicolas Pellion / Audimat Éditions, 320 pages, 20 euros.

Kanye West, Kendrick Lamar, 21 Savage, Lil Wayne… Ils sont tous au cœur de L’Enfer sur Terre, livre que Mohamed Magassa et Nicolas Pellion consacrent au rap des années 2010. Toutefois, au-delà de ces artistes sur lesquels beaucoup a déjà été écrit, le texte revient sur de nombreux rappeurs plus confidentiels qu’on ne peut qu’avoir envie de découvrir. Avant même son propos, c’est d’abord ça, la grande force du livre : il donne envie d’écouter de la musique et de se familiariser avec tous les styles de rap qui y sont évoqués. 

Au cœur du texte, deux réflexions. D’abord, il est question pour les auteurs d’élaborer une géographie du rap des années 2010. Depuis le blues du delta du Mississippi, la musique noire américaine est grandement structurée par sa localisation. Il y a Motown à Détroit, Stax à Memphis. Il y a la Philadelphia Soul et le Minneapolis Sound. Chacune de ces mouvances s’appuie sur des réseaux de musiciens, sur les lieux où l’on peut jouer et répéter, sur un héritage musical local. Dans le rap, les auteurs observent cette même logique et proposent donc un voyage de New York à Washington, de Détroit à Flint, de La Nouvelle-Orléans au Texas, pour finir en Californie, à Los Angeles et dans la région de San Francisco.

Idées entêtantes

Dans chacun de ces lieux, Mohamed Magassa et Nicolas Pellion prennent soin de décrire les particularités historiques en digressant parfois ­au-delà du hip-hop. Le chapitre sur La Nouvelle-Orléans s’amorce par une ­description de l’ouragan Katrina ; celui sur Washington débute par une évocation du go-go, genre musical né dans la ville, et dénonce les effets de la gentrification sur sa pérennité ; celui sur Miami revient sur le film de Barry Jenkins Moonlight, dont il rappelle la facture proprement floridienne.

Une fois le cadre posé, les principaux rappeurs du lieu sont alors présentés dans de courtes biographies qui s’intéressent non pas à la totalité de l’œuvre mais aux éléments qui, selon les auteurs, rendent compte soit de leurs idées entêtantes, soit de leurs évolutions. Chacun de ces portraits est mis en relation avec celui qui le suit. Souvent les artistes se connaissent, parfois ils s’opposent, mais toujours se tisse entre eux une toile qui participe de leur identité. 

Deuxième réflexion, et sorte de thèse de l’ouvrage, le rap des années 2010 se caractériserait par sa capacité à gommer l’opposition entre réalité et fiction. En s’inventant des personnages, en empruntant à des références cinématographiques ou littéraires et en pratiquant l’autofiction, ces artistes deviendraient des auteurs dont les textes doivent être lus comme autant d’œuvres faites de fantasmes et de descriptions du réel. Au fil de l’essai, les exemples s’accumulent.

Samouraïs

Ainsi, les auteurs montrent comment Ka réinvente son quartier de Brownsville à Brooklyn en s’inspirant des récits de samouraïs pour mieux mettre en avant ses structures sociales, ou comment RXK Nephew s’est imaginé un alter ego, reptile qui le possède et le pousse dans une logorrhée dénonciatrice. À Nashville, Starlito se prend pour le Carlito Brigante de L’Impasse, de Brian De Palma, et à Los Angeles Drakeo the Ruler invente une langue faite d’argot et de références bibliques, avec une diction presque susurrée.

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À la lecture, on se demande parfois ce qui différencie vraiment les musiciens de la décennie 2010 de leurs prédécesseurs. La tradition afrofuturiste noire américaine, par exemple, que les auteurs décèlent chez billy woods et qui effectivement repose sur la création de personnages hérités de la littérature de science-fiction, était déjà présente dans les années 1970 chez George Clinton. En quoi l’utilisation proposée ici diffère-t-elle de celle imaginée par les anciens ? On aimerait que les auteurs soient plus explicites à ce sujet, mais on ne peut que saluer l’efficacité de leur livre, un texte original et captivant qui pousse à réfléchir aux relations entre musique, création littéraire et regards sur la société.

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Musique
Temps de lecture : 4 minutes