Le désir, objet du crime

Marie Coquille-Chambel analyse la manière dont certains auteurs font reposer sur leurs œuvres une certaine idée du désir, dont ils préfèrent ne pas examiner les biais sexistes.

Marie Coquille-Chambel  • 7 janvier 2025
Partager :
Le désir, objet du crime
Manifestation du mouvement MeToo Théâtre devant le théâtre Colline à Paris, le jour de la première de la pièce "Mère" de l'auteur et metteur en scène canadien Wajdi Mouawad, le 19 novembre 2021. Bertrand Cantat en a composé la musique.
© Alain JOCARD / AFP

Du cri d’Adèle Haenel ayant retenti au tribunal de Paris et dans la chair de chaque femme ayant subi des violences sexuelles, il ne reste rien dans l’audition de l’auteur, metteur en scène et directeur du Théâtre national de la Colline Wajdi Mouawad, lors de la commission d’enquête parlementaire sur les violences sexuelles dans la culture.

Seule audition ne faisant pas entendre seulement une personne décisionnaire (producteur, programmateur), un syndicat ou une victime mais bien un créateur, Wajdi Mouawad a été interrogé sur son utilisation du mot « désir » pour qualifier des processus de travail : « La notion de désir est une notion très importante quand on est un artiste ; quand on ne se sent pas désiré, on ne peut pas travailler, c’est très difficile de travailler. »

En refusant d’analyser la place du désir dans l’art selon une perspective genrée, et à rebours des analyses féministes comme celles de Geneviève Sellier dans Le Culte de l’auteur (Éd. La Fabrique), démontrant comment le statut d’artiste légitime des comportements délictuels et criminels au nom du génie, Mouawad s’enlise et évite soigneusement d’interroger les rapports de pouvoir pour privilégier la vision faussement romantique et dépolitisée du travail artistique.

Sur le même sujet : « Le Culte de l’auteur » : une posture d’autorité

Pourtant, ce « désir » s’enracine dans les écoles où l’on apprend aux élèves comédiennes à se soumettre à la fois au regard et au désir du professeur, puis du metteur en scène pour pouvoir espérer un jour travailler. À l’image de l’affaire Caubère, où, face aux accusations de viol, a été brandi l’argument selon lequel « le sexe, l’amour et la création, c’est la même pulsion », il devient difficilement audible d’entendre le directeur de la Colline affirmer dans ce contexte : « Je ne crois pas qu’il faille interdire des mots, surtout lorsque l’on est auteur, surtout lorsque l’on travaille dans un théâtre », surtout lorsqu’il n’est pas question de censure mais de protection des femmes jeunes et précaires du milieu culturel.

Que fallait-il attendre de l’audition d’un homme ayant par le passé qualifié le mouvement féministe de ‘scories d’un catholicisme rance‘ ?

En outre, pour justifier sa collaboration artistique avec Bertrand Cantat, qui avait provoqué une controverse en 2011 et 2021, il laisse entendre que les féministes s’opposeraient à la réinsertion, via un argumentaire fallacieux : « Pourquoi est-ce que, quand on va faire des ateliers avec des prisonniers, tout le monde trouve ça formidable et là, c’est pas formidable ? »

On peut répondre à cela que les hommes emprisonnés, issus majoritairement des milieux populaires, ne bénéficient pas du même réseau culturel et social que les artistes accusés de violences. Il n’est par ailleurs même pas question de réinsertion pour ces hommes qui ne sont ni inquiétés par la justice ni réellement exclus de la sphère culturelle, et conservent, quelles que soient les accusations, leur place dans l’économie de leur secteur.

Sur le même sujet : VSS : « Prendre en charge les victimes est une question de moyens et de volonté politique »

Mais que fallait-il attendre de l’audition d’un homme de culture ayant par le passé qualifié le mouvement féministe de « scories d’un catholicisme rance », d’une « forme contemporaine d’inquisition » et d’une « dictature qui ne dit pas son nom » ?

Recevez Politis chez vous chaque semaine !
Abonnez-vous
Soutenez Politis, faites un don.

Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.

Faire Un Don

Pour aller plus loin…

Le ressentiment, passion triste et moteur des replis identitaires
Société 29 juillet 2025

Le ressentiment, passion triste et moteur des replis identitaires

Dans ce texte puissant et lucide, l’historien Roger Martelli analyse les racines profondes d’un mal-être né des blessures sociales et de l’impuissance à agir. À rebours des discours simplificateurs, il en retrace les usages politiques, notamment dans la montée des extrêmes droites, qui savent capter et détourner cette colère refoulée vers l’exclusion et la stigmatisation de l’autre.
Par Roger Martelli
« Émotions et politique » : une sélection pour compléter notre numéro spécial
Sélection 29 juillet 2025

« Émotions et politique » : une sélection pour compléter notre numéro spécial

Des livres et des podcasts à lire et écouter, en complément du numéro d’été de Politis, consacré aux émotions qui innervent la politique.
Par Politis
Quand la colère ne suffit pas
Analyse 29 juillet 2025

Quand la colère ne suffit pas

L’historien Roger Martelli interroge les limites d’une mobilisation fondée sur la conflictualité, à travers une lecture critique de la stratégie populiste de gauche inspirée par Chantal Mouffe et adoptée notamment par Jean-Luc Mélenchon.
Par Roger Martelli
De la honte à la lutte : émotions décoloniales et engagement collectif
Intersections 25 juillet 2025

De la honte à la lutte : émotions décoloniales et engagement collectif

Comment transformer un sentiment intime et paralysant en force politique ? Juliette Smadja explore le rôle de la honte dans les parcours militants décoloniaux. À travers ses expériences et ses lectures, elle interroge la place des émotions dans l’engagement politique et appelle à dépasser la culpabilité blanche pour construire une lutte ancrée dans l’action.
Par Juliette Smadja