Sly Stone, itinéraire d’un génie

Un documentaire, sa bande originale et la parution d’un concert inédit remettent l’artiste au cœur de l’actualité des musiques noires.

Pauline Guedj  • 16 avril 2025 abonné·es
Sly Stone, itinéraire d’un génie
Le groupe Family Stone, composé de Freddie, Sly et Rose Stone, Larry Graham, Cynthia Robinson, Jerry Martini et Greg Errico, semblait clamer, malgré les effets de la ségrégation, l’existence d’une Amérique unie.
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Sly and the Family Stone : l’héritage / Ahmir « Questlove » Thompson / 1 h 52 / Disney +.

Sly Lives ! (Aka The Burden Of Black Genius) Original Motion Picture Soundtrack, disponible sur les plateformes et en formats physiques à partir du 9 mai.

The First Family : Live At Winchester Cathedral 1967 / Sly and the Family Stone / High Moon Records.

Lorsque l’on évoque le musicien américain Sly Stone, alias Sylvester Stewart, une quantité d’images contrastées se bousculent. D’un côté, un artiste flamboyant, chapeau vissé sur ses ­cheveux mi-longs et torse bombé, dirigeant d’une main douce mais précise son groupe Family Stone, l’un des plus grands de l’histoire du funk. De l’autre, un homme rongé par ses addictions, bafouillant pendant les interviews et opposant à son interlocuteur de longs silences embarrassants.

D’un côté, un musicien, seul en studio, qui, malgré ou avec ses souffrances, produit une nouvelle musique grâce à un jeu révolutionnaire avec des boîtes à rythmes et des sons préenregistrés. De l’autre, un homme vieilli avant l’heure, posant devant l’entrée de la caravane qu’il habite, ruiné par ses obligations auprès des impôts américains et par les magouilles des maisons de disques. Le destin de Sly Stone est le récit romantique d’une gloire suivie d’une déchéance, de la fulgurance créatrice qui donne naissance au gouffre.

Sly Stone

The Burden of Black Genius, « Le fardeau du génie noir », tel est le sous-titre en anglais de Sly and the Family Stone : l’héritage, le documentaire qu’Ahmir « Questlove » Thompson, batteur du groupe de rap The Roots, consacre au musicien. Disponible en France sur la plateforme Disney +, le film est un deuxième essai pour son réalisateur, qui, en 2021, avait réalisé Summer of Soul, un documentaire consacré au concert du Harlem Cultural Festival de 1969. Sly and the Family Stone : l’héritage est au cœur des efforts menés par Questlove pour conter l’histoire de la musique noire – dont il est devenu aux États-Unis une sorte de représentant « officiel », très sollicité et donc parfois un peu agaçant – et raviver la mémoire de Sly Stone.

En 2023, déjà, sa maison d’édition, Auwa Books, avait publié Thank you (Falettinme Be Mice Elf Agin), autobiographie de Sly et livre précieux, malheureusement non traduit en français, dans lequel le coauteur Ben Greenman parvenait à retranscrire les souvenirs souvent lacunaires du musicien, autant d’instantanés de sa vie passée qu’il réussissait à mettre en scène avec brio. Deux ans plus tard, le film proposé par Questlove reprend certaines des réflexions du livre et creuse cette question fondamentale d’un Sly Stone double, tantôt génial, tantôt déchu.

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Le documentaire se divise en deux lignes narratives. Dans la première, le réalisateur retrace les débuts de carrière de l’artiste, sa naissance au Texas en 1943, son enfance à Vallejo en Californie, où il chante à l’église avec ses frères et sœurs, son passage à l’université, où il découvre la théorie musicale, son rôle de DJ influent pour une radio de San Francisco, son travail de producteur sur des disques populaires de l’époque, ceux de Bob Freeman mais surtout de The Great Society, avec le tube « Somebody to Love », largement au-delà du spectre des musiques noires.

Puis Questlove se penche sur la formation du groupe Family Stone à partir de 1966, avec la sœur de Sly, Rose, au piano, son frère Freddie à la guitare, Cynthia Robinson à la trompette, Larry Graham à la basse, Jerry Martini au saxophone et Greg Errico à la batterie, un groupe qui redéfinit les frontières de la musique, aussi funk que psychédélique, et qui dans ses textes et son apparence semblait clamer, malgré les effets de la ségrégation, l’existence d’une Amérique unie à travers les oppositions de genre et de race. «Il y avait des hommes et des femmes, des Noirs et des Blancs, commente Sly dans une archive. Nous multipliions les contributions de chacun et en conséquence nous multipliions le son.»

Nous multipliions les contributions de chacun et en conséquence nous multipliions le son. 

S. Stone

Chemin faisant, on découvre des images d’archives stupéfiantes et parfois inédites. Comme celles des premiers concerts de Sly dans une église de San Francisco transformée en salle de concert – l’enregistrement d’une de ces performances de 1967 est sorti en vinyle dans le cadre du Record Store Day 2025 sous le titre The First Family : Live At Winchester Cathedral 1967. On peut aussi voir des séances d’enregistrement en studio bercées par la voix de Sly, d’où ressort son perfectionnisme, et des performances survitaminées, comme celle du festival de Woodstock où le groupe impose son funk si particulier, aussi dense que minimaliste, laissant toujours la part belle à la personnalité de chacun de ses musiciens virtuoses.

Doublement stigmatisé

L’influence de Sly est revendiquée par Miles Davis, Prince, George Clinton ou de nombreux rappeurs, comme le groupe A Tribe Called Quest. Enfin, son rapport à la politique est effleuré entre revendications unificatrices hippies, avec des morceaux comme « Everyday People », et descriptions crues des tensions qui divisent l’Amérique, dans son album There’s a Riot Goin’ On.

Dans un deuxième élan, Sly and the Family Stone : l’héritage se concentre sur le développement de sa thèse : si le génie de Sly Stone aboutit à sa gloire, c’est aussi ce talent hors-norme qui le mènera à sa chute. Artiste noir, Sly Stone est doublement stigmatisé. Ses capacités font de lui un être exceptionnel, nécessairement aux marges de la société, mais son appartenance à une communauté structurellement discriminée fait aussi de lui un paria. Le génie ne peut être qu’un poids sur les épaules d’un artiste africain-américain, et le documentaire rassemble de nombreux témoignages, ceux du guitariste Vernon Reid, du critique et historien Mark Anthony Neal, du chanteur et musicien D’Angelo, décrivant chacun les troubles psychologiques que ce cocktail peut entraîner.

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Si la thèse de Questlove est intéressante et politiquement probante, elle est le résultat d’un contexte qui, depuis les années 2000, a permis de changer de regard sur le succès des personnalités africaines-américaines. Sa pensée s’inscrit dans la continuité de réflexions menées par quantité d’artistes, de hip-hop notamment, qui n’hésitent pas dans leurs textes à mettre en avant leurs troubles et à discuter l’ambivalence entre célébrité écrasante et discrimination. De Kendrick Lamar à Tyler, The Creator, ils ont insisté, comme et avant Questlove, sur la dimension politique de leurs anxiétés et invité leurs aînés à revisiter l’histoire des musiques noires à travers ce prisme.

Travail d’orfèvre

Sly and the Family Stone : l’héritage passe de longues minutes à décrire la chute de Sly Stone. Les images sont douloureuses et, bien qu’elles soutiennent un propos important, on se prend parfois à rêver d’un film qui déroulerait davantage ses exceptionnels passages musicaux. Si le documentaire peut parfois être frustrant à cet égard, la bande originale, elle, disponible sur les plateformes et bientôt en supports physiques, ne peut que faire oublier ce sentiment. C’est elle l’événement, tant le travail d’orfèvre accompli sur la restauration et le remastering des morceaux impressionne.

À l’écoute de la bande originale, on redécouvre des morceaux écoutés mille fois et on se remémore certains propos tenus dans le documentaire, notamment par les producteurs Jimmy Jam et Terry Lewis, qui décortiquent des titres comme « Dance to the Music », son addition de voix et de parties instrumentales, et « Stand ! », sa structure en sphère et son dénouement « orgasmique». Au fil du disque, « Underdog », avec son intro tout en cuivres grandiloquente, et « Trip to Your Heart » explosent dans un relief que l’on ne leur connaissait pas.

On retrouve les versions master des classiques « Hot Fun in the Summertime » et « Everybody is a Star » ; « Thank You for Talkin’ to Me, Africa » impose sa ligne de basse minimaliste, tellement efficace, et son riff de guitare en apesanteur. Et on savoure les variations de morceaux conçus par Sly Stone, seul, dans son home studio : le déchirant « Just Like a Baby » et les chefs-d’œuvre « If You Want Me to Stay » et « Thankful n’ Thoughtful ». Aujourd’hui, Sly Stone a 82 ans. Il vit reclus, loin du monde, mais sa musique, elle, nous est accessible, à tout jamais.

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Musique
Temps de lecture : 7 minutes