Les citoyen·nes musulman·es en danger de rejet et d’exclusion
Entre injonctions à se justifier, suspicions généralisées et violences islamophobes croissantes, les musulman·es, souvent invisibilisé·es, vivent sous pression. Le rapport controversé sur les Frères musulmans n’a rien arrangé.
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© UGO PADOVANI / HANS LUCAS / AFP
La direction nationale du renseignement territorial a constaté une hausse de 72 % des actes islamophobes entre janvier et mars 2025. Une statistique frappante, que juge le ministère de l’intérieur, « en dessous de la réalité car les victimes ne portent pas nécessairement plainte ». Parmi elles, Salomé, 22 ans, ancienne étudiante à Science Po et responsable en partenariat et financement, raconte s’être fait cracher dessus et traiter de « sale Arabe » parce qu’elle portait le voile : « Je suis convertie et d’apparence blanche, alors on m’arabise. »
Nawal, étudiante du même âge, évoque aussi un basculement : « Quand j’ai décidé de me voiler, les voisins ont arrêté de me saluer. » Ce sont surtout « les regards incessants » qui lui pèsent. La violence peut aussi prendre la forme de soupçons. Anas Daif, journaliste de 30 ans et auteur de l’essai Et un jour je suis devenu Arabe, raconte qu’au lendemain des attentats du 13 novembre 2015, alors qu’il règle sa consommation dans un café parisien, un caissier lui lance : « Vous avez une bombe dans votre sac ? » Deux jours plus tard, sa sœur est prise à partie par une camarade : « On lui a demandé si c’était son père ou son oncle qui était derrière les attentats. »
Ces témoignages, Barbara M. en reçoit au quotidien. Théologienne spécialisée dans la lutte contre les discriminations et en théologie comparée, elle fonde, en 2017, Il était une foi, un média traitant de l’interreligieux. « On m’a relaté de plus en plus de situations d’agressions. Au départ c’était des regards, ensuite des insultes. » Les femmes sont sujettes à des attaques de plus en plus dangereuses, surtout lorsqu’elles sont facilement identifiables, c’est-à-dire lorsqu’elles portent un voile.
Dans son dernier rapport, l’association féministe et antiraciste Lallab constate que 81,5 % des violences islamophobes sont commises contre les femmes. Au-delà des agressions physiques et verbales, ces expériences laissent des traces profondes et invisibles. « Anxiété », « peur » : ces témoins font le constat d’un bien-être psychologique altéré.
On évite certains lieux, on s’éloigne s’il y a un doute.
Dalila*
Bilel, coach sportif, décrit une oppression quotidienne : « Je me sens oppressé dans ce climat. » Barbara M. elle-même partage cette insécurité de plus en plus diffuse : « C’est un état d’angoisse permanent. On sort faire les courses et on n’est même plus sûr de revenir. »
Dalila*, âgée de 55 ans et mère de quatre enfants, confie son inquiétude : « Chaque jour, je crains qu’il arrive quelque chose à mes enfants. » Son mari, Omar*, 60 ans, adapte désormais ses comportements en fonction de l’environnement : « On évite certains lieux, on s’éloigne s’il y a un doute. » Najoua, psychologue clinicienne, alerte sur l’impact psychologique que ces actes peuvent entraîner : « Les recherches montrent que vivre régulièrement des discriminations en raison de sa religion peut entraîner une grande souffrance psychologique », explique-t-elle, soulignant qu’il s’agit d’« une forme de violence systémique aux conséquences très lourdes sur la santé mentale des personnes musulmanes ».
Les prénoms suivis d’une astérisque ont été changés.
Un climat médiatique à haut risque pour les musulmans
Une étude du politiste et chercheur français Julien Labarre, diffusée par Mediapart, révèle qu’en 2023 les mots « islam » et « immigration » étaient présents 335 jours sur 365 dans les bandeaux-titres de la chaîne CNews. Autrement dit, la quasi-totalité de l’année, les musulmans sont au cœur du débat public. La fondatrice du média Il était une fois pointe l’absence des premier concernés notamment les femmes musulmanes dans les débats qui les visent directement.
« Ce sont toujours des hommes qui viennent parler à la place des femmes. Alors qu’on accuse ces mêmes femmes d’être de toute façon soumises au diktat des hommes et des religions. Et finalement, cette société fait la même chose. » L’auteur et journaliste Anas Daif en donne un exemple frappant : en 2019, sur un plateau de LCI majoritairement masculin, le journaliste Olivier Galzi avait comparé le voile à un uniforme SS.
Mais ce matraquage médiatique et politique n’est pas sans conséquences. À force de réduire les musulmans à des objets de débat, de les présenter sous un prisme conflictuel, ces discours finissent par légitimer et intensifier les actes violents dans la sphère réelle. Salomé prend l’exemple du discours du 26 mars tenu par Bruno Retailleau au Dôme de Paris. Ce soir-là, le président du parti Les Républicains scande « À bas le voile » sous les applaudissements d’une foule convaincue.
Plus tard, une femme musulmane de 26 ans est violemment agressée à Poissy, dans les Yvelines. Alors qu’elle promenait son nourrisson en poussette, un individu lui arrache son voile et lui verse un liquide sur la tête avant de prendre la fuite. Le 23 mai, la publication d’un rapport commandé par le gouvernement français, intitulé « Les Frères musulmans et l’islamisme politique en France », a suscité une vague d’inquiétude chez les citoyen·nes de confession musulmane.
Présenté comme une étude stratégique sur l’« entrisme frériste », ce document a entraîné de houleux débats bien que nombre d’experts, tel le sociologue et directeur de recherche au CNRS Julien Talpin, dénoncent la confusion méthodologique que ce rapport entretient : des pratiques religieuses musulmanes banales – telles que la prière, le port du voile ou l’engagement associatif – y sont interprétées comme des signes d’endoctrinement. Le rapport, saturé de termes alarmants se terminant en « isme » et « iste », semble poser un cadre flou et dangereux, où la foi devient soupçon.
Ce rapport met en danger l’unité de la société.
Barbara M.
La théologienne Barbara M., quant à elle, pointe un impact destructeur sur le dialogue interreligieux, pilier de cohésion sociale : « Il est dit que l’interreligieux peut être utilisé comme stratégie, alors qu’au contraire cela combat la haine ». Des mesures spécifiques y sont proposées. Parmi elles, la lutte « contre les discours victimaires autour de l’islamophobie ». Des mesures particulièrement discutables quant au contexte dans lequel s’inscrit la publication de ce rapport.
Quelques semaines plus tôt, Aboubakar Cissé, 22 ans, a été poignardé à mort de 57 coups de couteau dans une mosquée du Gard. Le débat médiatique qui a suivi, principalement tourné vers la sémantique, a occulté l’essentiel : le jeune Malien a été ciblé et tué parce qu’il était musulman. Pour Barbara M., ce qu’elle qualifie de « mépris silencieux » témoigne du « fait que tous les Français, a priori, ne se valent pas ».
Elle alerte également sur les effets délétères du rapport, qu’elle juge particulièrement anxiogène : « Ce rapport me semble extrêmement dangereux, ça met en danger l’unité de la société. Certains vont finir par croire que tous les musulmans sont dangereux, et qu’il faudrait se faire justice soi-même. J’ai peur qu’on ait d’autres cas comme celui d’Aboubakar Cissé. »
Un rapport qui fait craindre des dérives à tous les niveaux
Le contenu du rapport et sa réception inquiètent au-delà des cercles académiques ou religieux. Myriam Boukersi, juriste et avocate au barreau de Paris spécialisée en droit pénal, alerte sur les dangers juridiques d’un tel document : « D’un point de vue du droit, il n’y a absolument rien de juridique dans ces débats-là. » Elle redoute une dérive vers la sanction de pratiques religieuses sur la base de présomptions idéologiques. « Le danger serait de criminaliser la pensée. Mais comment prouver une intention religieuse déviante ? Juridiquement, cela n’a aucun sens. »
Sans critères précis ni cadre légal défini, le rapport risque d’alimenter un sentiment de rejet et d’exclusion, notamment chez les citoyens musulmans déjà confrontés à des formes de stigmatisation. Ce flou devient un outil de suspicion généralisée. L’inquiétude qu’il engendre ne tient pas seulement à son contenu, mais à la manière dont il a été relayé. Dès l’annonce de sa publication, les articles se sont multipliés : alarmistes, spectaculaires, souvent déconnectés du vécu réel des musulmans de France.
Certains vont finir par croire que tous les musulmans sont dangereux, et qu’il faudrait se faire justice soi-même.
Barbara M.
C’est cette absence quasi totale de la parole des premiers concernés qui choque le plus Anas Daif : « Très peu de médias sont allés interroger la communauté musulmane. S’ils l’avaient fait, ils auraient découvert que la majorité ne sait même pas qui sont les Frères musulmans. »
Mais au-delà de cette mise en récit, c’est l’instrumentalisation politique du rapport qui inquiète. Pour Anas Daif, « ça va donner des voix à l’extrême droite, qui en fait déjà énormément aujourd’hui. Et à force, ce sont eux qui seront majoritaires aux municipales, aux législatives, et peut-être même à la présidentielle ». Salomé partage ce constat. À ses yeux, ce rapport pourrait devenir « un outil pour justifier le harcèlement médiatique, et encore plus de décisions politiques qui vont réprimer davantage les musulmans ».
Dans un climat initialement islamophobe, la publication du rapport semble durcir cette situation. Les signaux de rejet et de suspicion se multiplient, laissant la communauté musulmane ciblée par un cadre sécuritaire et institutionnel.
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