Robin Campillo : « La brutalité du monde social agit par ondes de choc »
Robin Campillo a réalisé le film que la mort a empêché Laurent Cantet de faire. Enzo est une œuvre splendide, avec l’adolescence en son centre.
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© Les Films de Pierre
Enzo / Un film de Laurent Cantet, réalisé par Robin Campillo / 1 h 42.
« Enzo, un film de Laurent Cantet, réalisé par Robin Campillo. » La mort est responsable de cette transmission de flambeau. Décédé en avril 2023, Laurent Cantet (Entre les murs, Artur Rambo…) était sur le point de tourner. Son ami et collaborateur, cinéaste lui-même (120 Battements par minute, L’Île rouge…), Robin Campillo, a alors mené à terme le projet. Cette histoire d’amitié par-delà la mort donne un film émouvant et splendide, où l’adolescence est au centre. Il a été présenté en ouverture de la Quinzaine des cinéastes à Cannes.
Vous êtes-vous senti libre en réalisant Enzo ? Aviez-vous la crainte de trahir Laurent Cantet ?
Robin Campillo : J’ai travaillé avec lui sur des scénarios, je suis allé sur ses tournages, j’ai fait le montage de beaucoup de ses films. Quand je l’ai vu à l’hôpital juste avant sa mort, je lui ai dit : « Je ne sais pas ce que cela veut dire “faire un film à ta manière”. » Je ne sais pas moi-même ce que signifie « faire un film à ma manière ». En l’occurrence, nous étions allés très loin dans le travail sur le scénario – nous abordions en même temps les questions de mise en scène, de découpage, de cadre, de lumières… Nous le faisions en sachant qu’il y avait un risque, non pas que je me retrouve seul sur le tournage, parce que ça, nous l’avons envisagé quand l’état de Laurent s’est vraiment dégradé, mais dans l’idée que je serais un go-between entre lui et les acteurs ou les techniciens. À partir du moment où il m’a donné son accord de faire le film, je n’ai pas eu cette angoisse de le trahir.
En quoi Enzo s’inscrit dans le parcours de Laurent Cantet, et dans le vôtre ?
À mes yeux, Laurent Cantet revient avec Enzo à ce qu’il faisait dans ses courts métrages (en particulier Jeux de plage), et à Ressources humaines, son premier long. C’est un cinéma avec des personnages empreints d’idéaux qui se sentent coincés. Laurent a gardé de l’enfance une certaine gravité, que la plupart d’entre nous occultent en vieillissant. Le film parle aussi d’une question très personnelle chez lui concernant le transfuge de classe. Enzo ne semble pas appartenir à la même classe que sa famille, puisqu’il veut être maçon alors que ses parents sont des bourgeois. Une idée qui résonne d’autant plus aujourd’hui puisque l’on sait que les enfants risquent d’avoir une vie socialement inférieure à celle de leurs parents.
Nous nous étions dit : nous allons filmer le chantier comme un temple grec.
Il voulait parler de cet adolescent comme facteur d’une crise autour de lui et pas seulement traversant une crise lui-même. C’est un moment redoutable pour la famille parce que cela lui rappelle qu’elle est une structure sociale un peu aléatoire. En ce qui me concerne, j’ai toujours fait des films assez solaires. Avec Enzo, je reviens à la Méditerranée, à ses paysages, à ses ambiances. Je reviens aussi à un scénario très dessiné, très limpide, avec des champs-contrechamps simples. Quelque chose d’assez dénudé. C’est Laurent qui avait trouvé le chantier où travaille Enzo. Nous nous étions dit : nous allons le filmer comme un temple grec, écrasé de lumière, avec des bruits non pas assourdissants mais ouatés.
Il émane aussi une sensation de violence sourde très palpable, que l’on ressentait aussi dans votre film précédent, L’Île rouge…
Laurent et moi n’avons jamais jugé ni condamné nos personnages. Notre question était : comment la violence surgit-elle malgré la bonne volonté des gens ? En faisant L’Île rouge, j’ai découvert, même si je le savais intellectuellement, que ma vie, mon enfance en particulier, est intimement liée au système colonial – j’ai vécu deux ans à Madagascar dans mon enfance. Par exemple, derrière les Pères Noël, il y avait des soldats en treillis. Cette violence-là se déroulait dans des paysages enchanteurs. C’est une affaire de contrastes.
De la même manière, dans Ressources humaines, il y a une scène où le protagoniste, fils d’un ouvrier, est dans la voiture de son patron qui lui annonce procéder bientôt à un plan social, qui visera notamment son père, tout en mettant dans l’autoradio un quatuor de Schubert, musique douce et bourgeoise. Ce qui m’intéresse c’est la manière dont la brutalité du monde social agit par ondes de choc, modifie la réalité autour des personnages et est absorbée par les corps, ou comment ils s’y fondent ou pas.
Comment voyez-vous Enzo au sein de sa famille ?
Enzo a un idéal. Par-là, il renvoie les adultes à une certaine hypocrisie par rapport à leur propre vie. Ils ont trahi leur adolescence. Ce qui à la source de l’entêtement du père (Pierfrancesco Favino) à le rappeler à l’ordre, à la norme. La mère (Élodie Bouchez) finit d’ailleurs par être presque plus inquiète par son mari que par son fils, elle sent que quelque chose ne tourne pas rond, ou trop en rond. Avec Laurent nous nous amusions du fait que le père prend n’importe quel prétexte pour essayer de remettre Enzo dans le droit et seul chemin. Par exemple, il voit Enzo dessiner, alors il lui dit : « Tu vas pouvoir devenir artiste ! » Tout est bon tant qu’on ne change pas de classe !
Un adolescent ne comprend pas l’urgence des choses dans le monde des adultes.
Il y a aussi le fait que lorsqu’on devient parent, comme le disait Foucault, on devient auxiliaire du pouvoir social. Par exemple, on peut détester Parcoursup et, en même temps, le faire respecter. On dit au gamin : il y a un chemin que tu dois prendre, et s’il a envie de dévier et construire sa vie en faisant des tags ou du tatouage, on lui lance : « Mais c’est une blague ! » Enzo a quelque chose de Bartleby, le personnage de Melville, de par son entêtement, sa force d’inertie. Un adolescent ne comprend pas l’urgence des choses dans le monde des adultes. Or, la plupart de ces urgences sont en vérité artificielles.
Le film fait songer à cette dualité entre veiller (accompagner) et surveiller. Le père surveille, alors que Vlad, le collègue de chantier ukrainien vers lequel Enzo est attiré, veille sur lui…
Oui, tout à fait. Vlad se sent responsable de ce qui s’est passé, du geste d’attirance sexuelle d’Enzo envers lui, parce qu’il a fait deux ou trois choses qu’Enzo a pu mal interpréter, comme montrer une image érotique de lui avec sa copine. Vlad n’a pas senti ce que cela pouvait produire chez le gamin. Mais il manifeste davantage de douceur envers le garçon que le père. Par exemple, quand il s’aperçoit qu’Enzo lui touche le torse, il saisit la main et dit très doucement, non pas « Tu arrêtes là » mais « On arrête là », comme s’il était coresponsable de ce geste. Parce qu’il ne veut pas culpabiliser l’enfant seul. C’est très beau. Ces moments tiennent beaucoup au jeu des acteurs : à Eloy Pohu qui joue Enzo, et à Maksym Slivinskyi, dans le rôle de Vlad, qui a 24 ans et a en lui un côté très masculin, très brut, mais aussi une douceur presque enfantine. Il n’impose pas un « non » à Enzo, il a un « non » très simple.
Que découvre Enzo sur le chantier ?
Même s’il arrive en retard et n’est pas très bon en maçonnerie, Enzo y découvre une forme de plaisir. Et ce plaisir est lié au fait de s’adonner à une activité beaucoup plus sensorielle que ce qu’il envisage comme des métiers abstraits, tel celui de sa mère quand ils en parlent dans la voiture. C’est un truc de présence pur du corps. On fait trop souvent de tout travail quelque chose de mental. Et on évacue beaucoup le plaisir lié au corps, aux sens – qui n’est pas forcément érotique –, quand l’environnement permet d’en jouer bien sûr.
La maison des parents d’Enzo constitue un décor de maison bourgeoise très étonnant…
La maison est extrêmement vitrée. Ce qui fait que le père peut voir – ou surveiller, pour reprendre votre mot – tout le monde quand il est en train de travailler à son bureau. La piscine est construite de telle sorte que le gamin nage sous les pieds de son père. Si j’avais fait construire des décors pour le film, je n’aurais jamais pensé à des choses pareilles. Par ailleurs, Laurent et moi étions attachés au souvenir du passé ouvrier de la Ciotat, où le film a été tourné, et à son fameux chantier naval : or, le chantier naval fait partie du point de vue dont on jouit lorsqu’on est dans la maison. C’est comme si la ruine de l’univers ouvrier était devenue un élément de pure décoration. Le symbole est très fort.
Le film doit être traversé par un souffle. Comme Enzo, qui est ouvert à tous vents.
Quand le chef de chantier (Philippe Petit) où travaille Enzo vient voir ses parents pour leur parler de l’attitude de leur fils, dès qu’il pénètre dans la maison, il se tasse, parle moins fort. On sent toute l’influence des rapports de classe dans son attitude…
En fait, les rapports de classe s’avèrent très grossiers. Avant la scène que vous évoquez, on comprend qu’Enzo est d’une famille bourgeoise quand il quitte le chantier en osant jeter ses outils et en tenant tête à son chef dans la voiture. Quand ils arrivent à la maison, le patron lui demande si lui aussi doit enlever ses chaussures. Enzo lui répond : « Non, les invités, ce n’est pas obligé. » Pour moi c’est l’un des dialogues les plus drôles du film. D’un seul coup, ce type ne se sent pas à sa place. Et il découvre des gens autour d’une piscine qui vivent dans une sorte de dolce vita. C’est le degré de précision chez Laurent que j’aimais : c’est extrêmement dessiné, mais ce n’est pas caricatural. C’est la réalité qui est caricaturale.
Dans une autre scène, très différente, on est avec Enzo la nuit, au bord de la mer, il observe les étoiles, on le sent serein…
Oui, c’est un moment de contemplation, donc d’arrêt de la conscience. Quand on fait un film, c’est aussi ce qu’on essaie de retrouver : ce sentiment de contemplation, plutôt que d’avoir le nez sur le scénario. Je dis toujours : sur le tournage, on brûle le scénario. Parce que sinon, c’est de la mécanique. Or, la mécanique, Hitchcock l’a déjà fait parfaitement. Il détestait le tournage : il aurait aimé mettre le scénario d’un côté d’une machine et que la pellicule sorte de l’autre côté. Même si certains de ses gros plans montrent que ce n’est pas tout à fait vrai. De mon point de vue, le film doit être traversé par un souffle, par du vent, quelque chose d’impalpable. Comme Enzo, qui est ouvert à tous vents.
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