Kananayé, la musique en partage

En concert au festival Les Guinguettes du monde à Corbeil, le groupe franco-burkinabé Kananayé offre une musique hybride, festive et engagée.

Pauline Guedj  • 25 juin 2025 abonné·es
Kananayé, la musique en partage
Kananayé mêle la musique traditionnelle burkinabée au jazz au gospel et au blues.
© Jean-Pierre Peixotau

Kananayé / en concert le 29 juin, à 14 h 30 / festival Les Guinguettes du monde, Corbeil-Essonnes (91).

Décembre 2024, le New Morning, à Paris, accueille le quintet Kananayé, formation franco-burkinabée qui présente son premier album. Sur scène, Abdoulaye Traoré à la guitare, Boubacar Djiga aux percussions et au kundé (guitare à 3 cordes), Seydou « Kanazoé » Diabaté au balan (sorte de xylophone), Achille Nacoulma à la batterie, et Clotilde Rullaud à la voix et à la flûte – musicienne que nous avons déjà évoquée pour le duo inspiré qu’elle forme avec le pianiste Alexandre Saada : Madeleine et Salomon.

Sur le même sujet : Clotilde Rullaud : Chemin de voix

Les titres s’enchaînent dans un savant mélange d’influences, de la musique traditionnelle burkinabée au jazz et au gospel, en passant par le blues. Les musiciens s’échangent des regards enthousiastes, pleins d’attention. Le public danse et crie, les textes se suivent, alliant français, dioula, moré et anglais, et les paroles de Clotilde Rullaud racontent son Burkina, celui qu’elle a observé lors de ses voyages et celui qu’elle a appris aux côtés de ses partenaires de scène. Au milieu du concert, le groupe interprète l’un de ses morceaux les plus attachants, « Belleville », apporté au répertoire par Abdoulaye Traoré.

« Il y a aussi un Belleville à Bobo-Dioulasso, la ville où est né ce groupe, explique Clotilde Rullaud, et, comme à Paris, c’est un quartier en mutation. Ce sont des quartiers transitionnels, entre deux mondes, originellement populaires mais qui deviennent plus résidentiels. Cette transition crée de la friction, du chaos, mais, comme toujours, de la friction naissent aussi de belles choses. » « C’est pas facile, mais ça va aller » : Kananayé en moré, ou comment chercher une richesse dans les situations les plus troubles ?

En 2019, Clotilde Rullaud est invitée à participer à des rencontres musicales à Bobo-Dioulasso, la capitale culturelle du Burkina Faso. Là, elle fait la connaissance d’Abdoulaye « Debademba » Traoré et d’Achille Nacoulma. La semaine se conclut par un concert mais tous les soirs les musiciens improvisent ensemble.

Spontanéité

« On faisait des jams, nous confie la musicienne, ça jouait jusqu’à pas d’heure dans une vraie spontanéité, sans barrières stylistiques, avec beaucoup de groove mais aussi des choses un peu expérimentales. Je sortais alors de plusieurs années entre Paris et New York, immergée dans le jazz, et j’étais à deux doigts d’emménager définitivement à New York quand je suis partie au Burkina. Ce que j’ai adoré et ce qui m’a immédiatement nourrie en côtoyant des musiciens burkinabés, c’est qu’il y avait le même niveau d’excellence de solistes qu’aux États-Unis, la même aisance dans l’improvisation, mais dans le contexte d’une transmission orale. J’ai été séduite par la non-intellectualisation du geste musical et des polyrythmies que j’y ai observées. Dans le jazz, de nos jours, il y a un fort académisme, qui est passionnant, le jazz est une vraie science musicale, mais j’ai été ravie de retrouver un geste plus spontané. »

On a vraiment fonctionné comme un groupe de rock dans un garage. On jouait, on faisait tourner nos idées.

C. Rullaud

Après cette première rencontre, l’amitié entre les trois musiciens se renforce et, bientôt, Boubacar Djiga et Seydou Kanazoé Diabaté les rejoignent. « On a fait plusieurs résidences à Bobo, à la maison puis à l’Institut français, où a commencé à s’élaborer notre répertoire. Ensuite, j’ai obtenu la confirmation d’un concert pour le festival Africolor. Nous avions alors un objectif et on a continué à travailler. » Tout de suite, le groupe opte pour une approche collaborative.

« J’avais des textes que j’avais écrits dans mes explorations avec différents musiciens, insiste Clotilde Rullaud, des bouts de mélodies aussi, des ambiances ou des idées d’ambiances. Abdoulaye avait une composition sans texte, Kanazoé a apporté un morceau quasiment fini qu’on a juste réarrangé pour que tout le monde puisse s’y exprimer. Mais on a vraiment fonctionné comme un groupe de rock dans un garage. On jouait, on faisait tourner nos idées, jusqu’à ce que quelque chose en sorte. Il y a eu un apport de tout le monde, à toutes les étapes. »

Sur le même sujet : Africolor, les sons neufs de l’Afrique

Chemin faisant, Clotilde Rullaud découvre la ville où elle séjourne, s’imprègne de son atmosphère et en est fascinée. « Je ne sais pas ce qui fait qu’un jour tu arrives dans une ville et tu te dis que tu t’y sens bien. J’ai vécu la même chose avec New York. Bobo est très vert. Il y a ce ciel bleu, quasiment sans discontinuité, et la terre rouge. Ça vit. On entend un brouhaha permanent, de la musique. On tape sur les tôles pour les redresser, il y a le bruit du bois qu’on coupe, les enfants qui courent partout, et un vrai amour pour la pensée, le débat politique. »

Ce quotidien à Bobo-Dioulasso, Clotilde Rullaud veut le chanter, mais elle est vigilante. Hors de question de tomber dans l’exotisme ou d’être à des années-lumière des préoccupations locales. Les textes de Kananayé mêlent les langues, le français burkinabé, empli d’images empruntées au dioula et au moré, et l’anglais. La chanteuse évoque toujours avec les membres du groupe les contenus qu’elle souhaite aborder.

Sur « Cimetre », le titre qui ouvre l’album, on décrit l’ambiance des rues ; sur « Faso De Nous », on parle du jihadisme, qui menace le Burkina, et de l’héritage de Thomas Sankara, « une figure dont la mémoire est toujours très vive, le représentant d’un moment trop court où les Burkinabés ont vraiment cru qu’ils allaient mettre en place une nouvelle société. » Dans « Garibou », on évoque les enfants des écoles coraniques locales. Encore une histoire qui allie beauté et troubles.

« Ils font du porte à porte en chantant des versets et demandent de l’argent. Leurs voix sont magnifiques et ils participent de l’ambiance musicale de la ville. Mais à côté de cette beauté, il y a énormément d’abus, de maltraitance. » Échangeant avec ses acolytes, Clotilde Rullaud écoute et adopte la valeur de respect qu’ils lui insufflent. « Ils m’ont demandé de modérer mes propos pour ne pas blesser et c’est en prenant le point de vue de l’enfant qu’on a construit le morceau. »

Loin des clichés

Une expérience de vie s’ajoute aussi au répertoire original, une reprise d’une grande force. Alors qu’elle assiste à un mariage, Clotilde Rullaud découvre le rythme traditionnel mossi du Warba et dans sa tête résonne le « Sea Lion Woman » chanté par Nina Simone. Le titre est inclus dans l’album, comme une rencontre entre la chanteuse africaine-américaine et le Burkina Faso, entre le jazz et ses rythmiques du continent.

Sur scène, Kananayé est une expérience inédite de musique, de poésie, de fête et d’introspection. « Travailler avec des musiciens de cultures différentes peut parfois venir faire vibrer une partie de toi que tu n’avais pas encore explorée, explique Clotilde Rullaud. Tu t’augmentes et il y a des morceaux de toi qui se glissent en eux. À force de concerts, notre musique s’est densifiée et, en se solidifiant, elle est devenue de plus en plus mouvante, avec plus de prises de risque, et la possibilité pour chacun de trouver sa place dans le groupe. »

L’idée est de garder une forme de saisonnalité pour laisser d’autres projets exister et se retrouver tous ensemble pour travailler au même endroit.

C. Rullaud

Expérience du collectif, jeu de l’improvisation, de la transmission orale, Kananayé est loin des clichés et des fantasmes de l’interculturel. « Notre formation repose sur des leaders. Nous avons chacun nos propres groupes, et l’idée est de garder une forme de saisonnalité pour à la fois laisser d’autres projets exister et se retrouver tous ensemble pour travailler au même endroit. On voudrait repartir tourner en Afrique. On pense à enregistrer un EP. »

Sur le même sujet : Coupes budgétaires : la culture en butte à une forme de barbarie

Dimanche 29 juin, Kananayé est en concert exclusif au festival Les Guinguettes du monde, à Corbeil-Essonnes. Pour l’instant, le groupe est passé entre les gouttes des coupes budgétaires qui mettent en péril le monde des arts et de la musique. « On a eu de la chance. L’Institut français nous a soutenus pour la tournée en Afrique à hauteur de ce qui était prévu. On a aussi été aidés par le Centre national de la musique. Ce genre de tournées ne serait pas envisageable sans ça. Les structures accueillantes peuvent héberger mais pas financer les vols internationaux. »

À Corbeil, l’accès au concert de Kananayé est gratuit et la ville accueillera pendant deux jours des artisans, des stands de restauration et de nombreux autres groupes.

Recevez Politis chez vous chaque semaine !
Abonnez-vous
Musique
Temps de lecture : 8 minutes