« La majorité des juifs israéliens sont indifférents au sort des Palestiniens »

Le journaliste Marius Schattner, qui habite à Jérusalem, analyse les enjeux de l’accord de cessez-le-feu avancé par Donald Trump et la manière dont il pourrait avoir des conséquences sur la situation palestinienne.

Pierre Jacquemain  • 24 juin 2025 abonné·es
« La majorité des juifs israéliens sont indifférents au sort des Palestiniens »
Un homme tient un t-shirt à l'effigie du Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu lors d'un rassemblement de soutien au gouvernement et contre la Cour suprême israélienne, à Jérusalem, le 5 juin 2025.
© Menahem Kahana / AFP

Alors que le fracas des armes pourrait se taire entre l’Iran et Israël, à la faveur d’un cessez-le-feu arraché par Donald Trump dans un ultime coup diplomatique, une autre guerre continue de ravager les consciences et les vies : celle menée par l’État hébreux contre les Palestiniens, à Gaza et en Cisjordanie. Dimanche matin, l’armée israélienne a tué 30 personnes et blessé 100 autres venues chercher de l’aide alimentaire, à Rafah, dans le sud de la bande de Gaza.

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Tandis que les projecteurs médiatiques se détournent, la fin du conflit iranien pourrait – ou devrait – imposer un retour de la question palestinienne sur le devant de la scène internationale. Le journaliste Marius Schattner décrypte les coulisses de cet accord inattendu et s’interroge : cette paix, si fragile soit-elle, peut-elle enfin ouvrir la voie à une justice durable pour les Palestiniens ?

Après l’accord sur le cessez-le-feu entre Israël et l’Iran annoncé cette nuit par le président américain, tout le monde parle de « l’immense victoire de Donald Trump ». C’est aussi celle de Benyamin Netanyahou, selon vous ?

Marius Schattner : Oui, c’est hélas aussi sa réussite. Mais attention, l’affaire n’est pas terminée. Toutefois, tel que ça se présente aujourd’hui, si le cessez-le-feu est maintenu, et compte tenu de l’affaiblissement du programme nucléaire iranien, alors oui, on peut parler de réussite de Netanyahou. C’est d’abord une réussite tactique, grâce aux capacités de l’armée israélienne. Et c’est aussi une réussite diplomatique. Netanyahou, même si on ne sait pas vraiment s’il a mis Trump devant le fait accompli en attaquant l’Iran, est sans doute celui qui a le mieux compris comment agir avec Trump.

Quel était l’état de l’opinion israélienne sur la guerre en Iran ?

Netanyahou bénéficiait d’un très grand appui des Israéliens. Je ne dirais pas qu’ils étaient unanimes mais les sondages montraient que 80 % de la population juive, et environ 70 % des Israéliens – la minorité arabe d’Israël étant contre même si elle ne s’est pas vraiment manifestée –, étaient favorables à l’intervention de Netanyahou en Iran.

La question des otages est une préoccupation majeure et une blessure qui n’est toujours pas refermée.

Benyamin Netanyahou va-t-il en tirer un profit durable ?

Je crois que non. Dès qu’on passe de la guerre à l’arrêt des combats, ça devient toujours compliqué pour Netanyahou. Il y a une défiance très profonde de la population. Pas contre sa politique, mais contre sa personne. Pour le moment, il en tire des bénéfices mais d’ici les élections israéliennes – qui doivent se tenir dans un peu plus d’un an – il peut se passer beaucoup de choses. Je ne crois pas que dans la durée, cette défiance s’amenuise. Au contraire.

Maintenant que l’attention pourrait se décentrer de l’Iran, et alors que l’on a cessé de parler de la situation à Gaza, pensez-vous que les Israéliens sont prêts à prendre conscience de ce qu’il s’y passe ?

Il y a deux choses : il y a la question des otages. La population y est extrêmement sensible. La grande majorité des Israéliens sont prêts à un accord avec ce qu’il reste du Hamas pour libérer les otages et récupérer les corps sans vie. C’est une préoccupation majeure et une blessure qui n’est toujours pas refermée.

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Pour ce qui est du sort tragique de la population palestinienne, c’est-à-dire soumise aux bombardements et aux massacres, la majorité des juifs israéliens ont manifesté une totale indifférence. Pas la totalité mais la grande majorité. Les Israéliens sont moins préoccupés par le sort des Palestiniens que l’image que le massacre renvoie d’Israël. Ils sont beaucoup plus préoccupés par l’image d’Israël que par ce que fait Israël, c’est-à-dire au minimum un crime de guerre.

Des voix alternatives se font-elles entendre ?

Oui, une minorité existe. Elle s’exprime notamment par la voix du journal Haaretz. On estime environ à 25 % de la population israélienne, et à 18 % de la population juive, qui est préoccupée par la tache que constitue cette situation à Gaza, pas seulement la tache politique, mais aussi la tache morale sur Israël. Ce qui est certain, c’est que tout ça a été occulté par l’intervention israélienne en Iran. Et que ça va revenir.

L’armée israélienne est capable de porter des coups millimétrés à une distance militaire non négligeable de 1500 à 1800 km de Tel-Aviv, et serait incapable d’en finir avec ce qu’il reste du Hamas ? La question de l’arrêt de la guerre à Gaza pourrait se poser de façon très forte et de manière plus rapide que prévu dans la mesure où l’arrêt des combats avec l’Iran se confirme.

Ça veut dire que Trump aurait pu mettre la pression sur Netanyahou pour obtenir un cessez-le-feu à Gaza ?

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Tout est possible avec Trump. Ça n’est pas impossible donc. À partir du moment où il estime que les intérêts des États-Unis sont menacés par cette sale guerre qui bloque ses projets, c’est une hypothèse à ne pas exclure. Mais il ne faut pas être naïf. Personne ne peut savoir. Tout comme personne ne savait si Trump allait intervenir en Iran. Donc peut-être que Trump a obtenu un arrêt de la guerre à Gaza mais miser là-dessus me semble périlleux. Toutefois, c’est évidemment la question qui va revenir à l’ordre du jour, beaucoup plus qu’après le 7-Octobre.

On ne fait pas une différence entre ce qui relève de la théologie, la mythologie ou la foi, et l’histoire.

Dans quelle proportion diriez-vous que les Israéliens sont-ils captifs du discours de l’extrême droite d’expulsion des Palestiniens ?

Ils le sont mais en même temps ils n’y croient pas. C’est comme si vous demandiez dans quelle mesure les Palestiniens sont captifs du discours du Hamas ? Ils le sont. Cela dit, il y a une forte influence dans la population israélienne de l’argumentation raciste et fascisante du gouvernement. Toute la société israélienne, depuis 1976 et sans doute même avant dans une moindre mesure, est imprégnée par ces idées : « la terre nous appartient », « Dieu nous a donné la terre ».

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Ces idées-là sont véhiculées par l’éducation. On ne fait pas une différence entre ce qui relève de la théologie, la mythologie ou la foi, et l’histoire. Ce discours de l’extrême droite a donc des racines très profondes. Mais s’il a une résonance dans la société israélienne, ça ne veut pas dire que la majorité des Israéliens y adhèrent. D’ailleurs, les sondages montrent plutôt le contraire.

Un sondage réalisé par un cabinet israélien pour l’Université d’État de Pennsylvanie révèle que 82 % des Israéliens souhaiteraient la déportation des Palestiniens et même 47 % à souhaiter leur extinction…

Ces sondages ne veulent rien dire. Demandez en Cisjordanie ce que penseraient les Palestiniens si l’État d’Israël n’existait pas. Vous auriez une majorité qui serait en faveur. Ce qui est vrai, et il ne faut pas cacher les choses, c’est que dans une situation de guerre, après le traumatisme du 7-Octobre, vous avez ce genre d’effet : il y a un noyau dur dans la société israélienne qui a ces idées. On les trouve principalement chez les ultrareligieux, les ultraorthodoxes. Mais dans le même temps, ces gens-là ne sont pas prêts à faire l’armée. Je crois qu’il faut faire très attention et ne pas prendre ces sondages à la lettre.

Quel rôle jouent les médias, que disent-ils ?

D’abord, dès qu’il y a eu l’attaque israélienne en Iran, il y a eu une euphorie. Puis il y a eu très vite des interrogations sur la manière dont ça allait se terminer. Israël a l’habitude des victoires militaires mais en général, après, elle n’en récolte pas les victoires politiques, et ça se voit maintenant en Cisjordanie et à Gaza. Il n’est pas sérieux pour Israël d’entreprendre une guerre de longue durée qui aurait des conséquences très graves sur la société israélienne et l’économie israélienne. Il y a aussi, de la part des médias, même si ça n’est jamais exprimé très clairement, une certaine interrogation sur les réelles motivations de Netanyahou dans ce qu’il entreprend.

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