On peut aimer sans se dominer
Désillusionnée par les rapports de pouvoir, Louise, femme indépendante, pensait avoir renoncé à l’amour. C’est pourtant une histoire de tendresse partagée et d’enrichissement mutuel entre deux êtres de mondes différents qu’elle relate ici.
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Désillusionnée par les rapports de pouvoir qui se jouent au sein de couple comme dans les mouvements de lutte, Louise, femme indépendante, pensait avoir renoncé à l’amour. C’est pourtant une histoire de tendresse partagée et d’enrichissement mutuel entre deux êtres de mondes différents qu’elle relate ici.
Si ma participation aux luttes sociales et écologiques m’a permis de constituer une famille, j’ai fini, en 2021, par m’éloigner du terrain. Fatiguée par les divisions, le manque d’éthique et les rapports de pouvoir parfois présents dans les milieux progressistes, j’ai choisi de me tourner vers l’écriture. J’ai alors lancé un blog de « littérature sauvage » : un espace intime de pensée politique, une sorte de « je- tu-nous » où la philosophie affleure entre les lignes. Éreintée et désillusionnée par les rapports de domination qui se jouent aussi au sein du couple, j’avais enterré l’idée d’un « grand amour ». J’étais mère de deux beaux jeunes hommes, indépendante. Et libre de faire ce que je voulais.
Venir de mondes éloignés n’est pas un gage de réussite pour une relation intime, excepté si les concerné·es sont curieux·ses d’apprendre l’un de l’autre.
Depuis le mouvement des gilets jaunes, j’avais eu plusieurs fois l’occasion de rencontrer le boxeur devenu malgré lui héros de l’autodéfense populaire, Christophe Dettinger, et j’avais à chaque fois été touchée par l’humilité accompagnant la profonde sensibilité de celui que je percevais comme un frère d’humanité. Cinq ans après l’événement qui a bouleversé sa vie, nos chemins se sont à nouveau croisés. Il avait tout perdu et se trouvait mal en point. Cette fois, j’étais disponible : j’ai lancé une initiative de soutien et je lui ai aussi proposé la tendresse qui semblait lui manquer. Je ne pensais pas risquer grand-chose tant nos mondes étaient différents.
Lui, d’origine yéniche, avait quitté l’école à 14 ans pour travailler sur les marchés, vécu une carrière de boxeur professionnel, puis découvert l’engagement avec les gilets jaunes. Moi, issue des luttes depuis des années, amoureuse de connaissance, entourée autant de livres que d’ami·es émancipé·es. J’étais alors loin d’imaginer ce que nous aurions à partager, à commencer par la tendresse justement (1).
Le début de l’histoire peut se lire ici.
Venir de mondes éloignés n’est pas un gage de réussite pour une relation intime, excepté si les concerné·es sont curieux·ses d’apprendre l’un de l’autre, dénué·es de préjugés et animé·es par un sentiment de commune humanité. C’est ainsi que depuis plusieurs mois nous naviguons ensemble, tantôt dans des milieux intellectuels bourgeois où je suis conviée et où je me rends volontiers car sa présence à mes côtés me donne plus d’assurance, tantôt avec des personnes issues de classes populaires souvent nourries de la mauvaise soupe CNews.
Si cela m’a déstabilisée au départ, je suis à l’aise aujourd’hui. Je sais que ça n’est pas en prenant les gens pour des cons qu’on sème ses idées et que c’est au contraire en écoutant, en discutant et en dispensant son savoir sans mépris.
Il n’y a qu’en nous mélangeant qu’on peut déconstruire les préjugés et faire avancer nos idées.
Parfois, je sens que mes pensées me débordent. Il m’est difficile de me taire quand je suis témoin de ce qui me semble absurde ou injuste, même si je sais que prendre la parole peut déranger. Je pèse mes mots, je ressens le malaise que mes interventions peuvent créer mais je ne peux pas toujours me retenir. Il y a des moments où il me semble nécessaire de rétablir une forme de clarté, de rappeler que les vrais responsables des déséquilibres sociaux ne sont pas ceux qu’on pointe du doigt si facilement.
Remise en question
Ceux qui possèdent le pouvoir, l’argent, les médias – ceux-là orientent le regard ailleurs, vers les plus fragiles, pour mieux préserver leurs privilèges. Alors j’essaie, à mon échelle, de résister à cette manipulation, de semer des idées là où je peux. Je ne sais pas toujours si mes paroles portent, si elles ébranlent ou si elles glissent, mais je suis convaincue qu’aucune graine ne reste sans effet.
De son côté, Christophe est amené à fréquenter des personnes plus politisées et mieux armées intellectuellement. Il est curieux d’apprendre et, s’il apprécie son nouveau paysage humain, il reste fidèle aux proches de sa vie précédente : sans rupture franche, c’est un exercice particulier. La tendresse est notre lien, nous mesurons la chance de nous être rencontrés et avons le sentiment de grandir ensemble. Pratiquante de l’éducation populaire façon Paolo Freire, je milite pour la sortie de l’entre-soi car les plus précaires ne lisant pas, peu ou différemment, il n’y a qu’en nous mélangeant qu’on peut déconstruire les préjugés et faire avancer nos idées.
Notre relation incarne une forme de lutte douce, persistante, joyeuse.
Ainsi notre relation intime est-elle politique. Elle remet en question les assignations, traverse les classes, les cultures, les vécus. Elle incarne une forme de lutte douce, persistante, joyeuse. Elle dit qu’on peut s’aimer sans se dominer, qu’on peut se comprendre sans se ressembler. Et qu’en se liant, on peut aussi changer le monde, ne serait-ce qu’un peu. J’en suis convaincue aujourd’hui : l’intime est politique. La tendresse est politique. L’amour est politique. Et c’est peut-être là que commence toute révolution durable.
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