Edward Yang : Taipei, mon amour
Trois films du réalisateur, dont deux inédits en France, sont sur les écrans cet été : l’occasion de (re)découvrir ce très grand cinéaste.
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© Carlotta Films
Confusion chez Confucius (2h05) et Mahjong (2h01), actuellement en salle. Yi Yi (2h53), en salle le 6 août.
Au festival de cinéma de La Rochelle, qui s’est achevé le 5 juillet, les séances dédiées aux films d’Edward Yang, auquel une rétrospective était consacrée, ont été rapidement prises d’assaut – effet d’un bouche-à-oreille prompt et fervent. Telle est la vocation d’un grand festival : remettre au premier plan un cinéaste éminent dont la valeur a longtemps été méconnue en Europe, ses œuvres étant invisibilisées.
Certes, Yi Yi, chef-d’œuvre indiscutable, sorti en 2000, sélectionné à Cannes, où il reçut le prix de la mise en scène, connut le succès. Mais cette œuvre, l’ultime d’Edward Yang, décédé prématurément à 59 ans en 2007, laissait dans l’ombre une filmographie passionnante, constituée d’un moyen métrage inclus dans un film collectif, In Our Time, et de sept longs. Deux d’entre eux n’étaient jamais sortis en France : Confusion chez Confucius (1994) et Mahjong (1996). Ils sont dans les salles depuis mi-juillet grâce à la société Carlotta, à l’origine de cette mise en lumière du cinéma d’Edward Yang, qui ressort également Yi Yi pendant pendant l’été.
La reconnaissance contrariée d’Edward Yang en Europe ne tranche pas avec l’accueil qu’il reçut chez lui, c’est-à-dire à Taïwan. Pas plus qu’ailleurs, il ne fut prophète en son pays. In Our Time (1982), déjà cité, avait l’allure d’un manifeste, celui de la « Nouvelle vague » taïwanaise, à laquelle participera Hou Hsiao-hsien, l’autre cinéaste d’envergure de cette génération. Mais un climat hostile va rapidement s’instaurer, alors que le régime autoritaire s’assouplit pour laisser place en quelques années à un système néolibéral se donnant les atours de la démocratie.
Si le premier long métrage de Yang, That Day, at the Beach (1983), suscita la curiosité, le suivant, Taipei Story (1985) – avec Hou Hsiao-hsien dans le rôle masculin principal –, connut un lourd revers. Une des raisons majeures en est le rapport critique que le cinéaste développe vis-à-vis du capitalisme sauvage, de l’argent conquérant et de ses conséquences sur les relations entre les êtres. Un regard sans complaisance qui caractérise également ses films suivants, de manière fougueuse et intranquille dans The Terrorizers (1986), Confusion chez Confucius et Mahjong – un échec commercial soldant ces trois films –, avec davantage de sérénité dans Yi Yi.
Observation implacable
Edward Yang affectionnait la structure chorale. Non pour le plaisir de la complication, mais parce que la pluralité des personnages, de tous âges et de toutes conditions, offre des variations autour des vices de la nouvelle société taïwanaise. Les hommes y sont particulièrement déficients, majoritairement plus sensibles à l’appât du gain qu’aux élans du cœur, le cinéaste ayant, en regard, composé des rôles de femmes fortes et complexes, pied de nez évident au patriarcat régnant dans le monde réel. Précisons tout de même que son ton se situe moins dans la dénonciation que dans l’observation implacable.
D’une richesse étourdissante, l’œuvre d’Edward Yang peut aussi s’envisager comme une ode ininterrompue à sa ville.
Comme le voit à juste titre le critique Jean-Michel Frodon dans son livre Le Cinéma d’Edward Yang (Carlotta éditions, 300 pages, 20 euros), réédité pour l’occasion, il y a du Jean Renoir de La Règle du jeu dans Confusion chez Confucius, en particulier pour la cruauté qui s’y déploie. La moins épargnée des générations étant la sienne, celle de Yang, c’est-à-dire celle des pères, comme on le constate plus particulièrement dans Mahjong, à travers le personnage d’un jeune truand tenant toutes ses aptitudes délinquantes de son père, escroc en chef, totalement perdu quand celui-ci disparaît.
Yi Yi est fort différent de ce point de vue, avec un protagoniste masculin tout en nuances, une mélancolie plus affirmée et une attention aux enfants inédite jusqu’ici chez le cinéaste (qui allait lui-même en avoir un), ouverture possible sur une perspective d’avenir moins sombre.
D’une richesse étourdissante, l’œuvre d’Edward Yang peut aussi s’envisager comme une ode ininterrompue à sa ville, Taipei, déclinant de multiples figures de mises en scène pour la faire vibrer à l’écran comme un personnage influent. On ne saurait donc trop encourager à la découvrir… et à la redécouvrir.
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