De la honte à la lutte : émotions décoloniales et engagement collectif
Comment transformer un sentiment intime et paralysant en force politique ? Juliette Smadja explore le rôle de la honte dans les parcours militants décoloniaux. À travers ses expériences et ses lectures, elle interroge la place des émotions dans l’engagement politique et appelle à dépasser la culpabilité blanche pour construire une lutte ancrée dans l’action.
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© EmDee / Wikipédia CC BY-SA 4.0
Pour son numéro spécial consacré aux émotions en politique, la rédaction de Politis m’a proposé d’écrire une chronique sur la honte comme sentiment mobilisateur autour des questions décoloniales. J’avoue avoir été prise au dépourvu, dans un premier temps. En effet, je n’avais jamais vraiment envisagé ce sentiment dans ma manière de lutter. J’avais toujours pensé que la honte isolait et j’associais ce sentiment à l’individu plutôt qu’au collectif.
Pendant des années, j’ai pu, par exemple, avoir honte de ma couleur de peau, de mes cheveux ou de ma silhouette, qui sortaient des normes de beauté établies par la société française. Cependant, en retournant le raisonnement, je me suis rendu compte que c’était, entre autres, mon envie de sortir de ce sentiment de honte et d’isolement qui m’avait poussée à réfléchir, à agir et à écrire. Et, ce faisant, je me suis liée à des personnes qui vivaient les mêmes injustices que moi et j’ai découvert des penseur·euses, chercheur·euses et journalistes formidables qui expliquaient structurellement ce que je ressentais individuellement.
« Génération d’hypersensibles »
En 2023, pour une recherche sur les mouvements décoloniaux en France, j’avais lu un article du Monde intitulé « Quand les étudiants déboulonnent Godard, Koltès ou Tchekhov ». Un des paragraphes titrait « Génération d’hypersensibles ». C’est un terme que j’ai souvent l’occasion d’entendre, notamment lorsque je souligne des comportements que je juge problématiques. « Avant, ça ne choquait personne, c’était une autre époque. Vous, les jeunes, vous êtes trop sensibles », me rétorque-t-on. Il est vrai que nous sommes une génération plus individualiste et davantage portée sur le ressenti.
Tout au long de ma vie, j’ai été confrontée à du sexisme, à du racisme et à de l’antisémitisme à répétition.
Pour ma part, je suis hypersensible, et ce depuis l’enfance. Je suis souvent à fleur de peau, je somatise énormément et je suis poreuse aux émotions des gens. Ce que je sens le plus fortement, presque intuitivement, c’est la souffrance et le malaise. Je les reconnais immédiatement. Pourquoi suis-je comme ça ? Sûrement à cause de facteurs biologiques innés, mais aussi et surtout en raison de mon héritage familial et de la violence de grandir en France en étant une femme racisée avec un nom de famille juif et des origines sociales modestes.
Tout au long de ma vie, j’ai été confrontée à du sexisme, à du racisme et à de l’antisémitisme à répétition. On m’a appris à ne pas trop me formaliser et à esquiver les commentaires « maladroits ». J’ai appris à ne pas questionner. À rire d’une blague « border », à ne pas remettre en question des prises de parole délicates. Ne jamais faire de vagues et accepter la violence.
Aujourd’hui, cette violence trop longtemps subie me sort par les pores de la peau et je crois qu’il en va de même pour une partie de ma génération. Nous vivons à l’ère de l’information et des réseaux sociaux, et nous savons ce qu’il se passe dans le monde à chaque minute. Nous avons plus de facilités à nous rassembler, plus de ressources que les générations passées, plus de témoignages, de points de vue à confronter et à mettre en résonance, pour comprendre le monde et ses divisions.
Dès que nous ouvrons nos téléphones, nous sommes confrontés à des images et à des vidéos d’agressions, de guerres, de massacres et de violences en tout genre, souvent perpétrés sur des minorités. Face à cette surinformation aliénante, il devient difficile d’ignorer le passé colonial, raciste, antisémite, sexiste, LGBTphobe du monde, structuré autour de trois grands systèmes de domination imbriqués : le capitalisme, la colonisation et le patriarcat.
Honte nationale et reconnaissance de faute
Le 6 janvier 2025, lors d’une prise de parole au sujet de la lutte contre le terrorisme menée par l’armée française au Sahel, le président de la République a déclaré : « On a oublié de nous dire merci », affirmant « qu’aucun des dirigeants africains ne gérerait un pays souverain sans l’intervention de la France ». Des propos choquants lorsqu’on sait que la France s’est imposée par la force en Afrique et a contribué à déstabiliser de nombreux régimes et pays africains.
Lorsqu’une personne racisée dénonce un acte où une parole raciste, les personnes blanches ont le réflexe de nier.
D. Dibondo
Depuis quelques décennies, les luttes décoloniales prennent de l’ampleur, exposant publiquement les atrocités de la colonisation française et les inégalités qui en découlent depuis. Cependant, même si Emmanuel Macron a qualifié, en 2017, la colonisation de crime contre l’humanité, il y a une réelle difficulté pour l’État français et ses dirigeant·es à endosser la responsabilité de ces crimes. En effet, cette « repentance perpétuelle affaibli[rai]t la France ». C’est du moins la logique de Bruno Retailleau, qui en septembre 2024 faisait l’apologie des « belles heures » de la colonisation.
En 2020, un mouvement favorable au déboulonnage des statues coloniales fut vivement critiqué par l’État et taxé par le président de « communautarisme et réécriture haineuse et fausse du passé ». Ainsi le gouvernement français reste-t-il majoritairement immuable face aux actions décoloniales proposées par différentes associations, leur opposant un roman national empreint d’un colonialisme éhonté qu’il ne faudrait surtout pas remettre en question.
Dans son essai La Charge raciale (Fayard, 2024), l’écrivaine et journaliste Douce Dibondo revient sur les stratégies d’évitement des oppresseurs mis face à leurs exactions : « Lorsqu’une personne racisée dénonce un acte où une parole raciste, les personnes blanches ont le réflexe de nier, minimiser ou, pire, jouer les victimes.[…] Parler de racisme semble soulever des montagnes de culpabilité mal placée, où elles arguent ne pas voir les couleurs ni être prisonnières du passé […]. Cette culpabilité vide de sens couplée à un manque cruel d’empathie crée cette ignorance du sujet de la race. »
Elle met en lumière ce procédé de silenciation se voulant objectif et rationnel, et alerte sur le manque d’empathie qui peut même se retrouver chez les gens de gauche, pourtant plus sensibles aux discriminations et aux injustices sociales.
Nombreuses sont les raisons du manque d’empathie, une capacité que la neuroscientifique Samah Karaki définit premièrement comme « la considération que nous portons à la valeur de la vie et de la mort de certains humains comparés à d’autres ». Elle explique que notre degré d’empathie pour un groupe de personnes varie selon notre proximité géographique et culturelle. En effet, n’ayant pas une capacité de charge mentale illimitée, nous réservons notre empathie aux gens avec qui nous partageons des expériences communes. Face à notre exposition continue à la violence à travers les médias et les réseaux, nous pouvons également développer un engourdissement psychique pour nous protéger et ne plus éprouver ni honte ni culpabilité.
Dépasser la culpabilité blanche
La culpabilité a pourtant joué un rôle assez capital dans les luttes décoloniales et, ces dernières années, le terme de « culpabilité blanche » inventé par James Baldwin en 1960 est revenu sur le devant de la scène. La culpabilité blanche est premièrement une réaction à la prise de conscience des injustices raciales et du privilège blanc.
J’envisage mon militantisme comme une émancipation collective.
Cependant, je me sens toujours agacée lorsque des personnes blanches me font part de leur culpabilité. Si j’attends du gouvernement français qu’il reconnaisse la culpabilité de l’État dans l’édification d’un système colonial et les injustices raciales qui en découlent, je pense qu’à titre individuel nous ne sommes pas responsables de la colonisation. Nous sommes en revanche tous·tes responsables de sa réparation. Ainsi, il faudrait sortir de la culpabilité et de la honte qui engourdit, et assumer le rôle essentiel que nous avons dans la lutte contre les inégalités.
Enfant, j’ai beaucoup grandi avec la honte : elle m’accompagnait dans les cris de singe de mes camarades de classe, dans les regards dubitatifs de mes professeurs quand j’obtenais la meilleure note, dans la frange bouclée que je lissais pour ressembler aux copines, partout. Je m’en libère peu à peu en faisant de l’art avec des gens, en écrivant, en cherchant. C’est comme ça aussi que j’envisage mon militantisme, comme une émancipation collective, certes imparfaite mais joyeuse et créatrice, et plus que nécessaire pour l’avenir de notre monde.
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