« Un simple accident », une torture sans fin
Palme d’or à Cannes, le film pose des questions essentielles sur le Mal et le recours à la vengeance.
dans l’hebdo N° 1882 Acheter ce numéro

© Les Films Pelleas
Un simple accident / Jafar Panahi /1 h 42.
Le hasard fait que Vahid (Vahid Mobasseri) se retrouve en présence du sadique tortionnaire auquel il était soumis quand il croupissait en prison après avoir manifesté dans les rues de Téhéran pour de meilleures conditions de vie. Pour Vahid, Eghbal (Ebrahim Azizi) est reconnaissable entre tous : doté d’une jambe de bois, il émet un léger grincement à chaque pas – un son qui permet de jouer sur le hors-champ : la première fois que Vahid le reconnaît, la caméra est sur le visage de celui-ci, qui se décompose.
Ce petit homme souffreteux décide de kidnapper Eghbal pour le rayer de la carte des vivants. Mais au dernier moment un doute le saisit : est-ce bien lui, est-ce bien son bourreau ? Afin d’en avoir le cœur net, Vahid va à la rencontre d’autres de ses victimes pour leur demander de le reconnaître.
Tourné clandestinement, Un simple accident, qui s’est vu décerner la Palme d’or au dernier Festival de Cannes, est d’abord un hommage aux détenus que Jafar Panahi a côtoyés lors de son dernier séjour en prison et avec lesquels il a beaucoup échangé. Quelques-uns des sévices qui lui ont été rapportés sont ceux que les personnages du film, Shiva (Maryam Afshari), Golrokh ou Marié (Majid Panahi) ont subis, de même que Vahid, surnommé « La cruche » tant il se tient fréquemment les reins de douleur.
Les séquelles psychiques sont cependant les plus lourdes. Golrokh (Hadis Pakbaten), en robe de mariée au moment où Vahid est venu à sa rencontre – ce qui offre un décalage visuel abyssal entre son présent et le passé qui la hante –, raconte comment, un jour, on lui a passé une corde autour du cou en lui faisant croire qu’elle serait pendue sur-le-champ, une torture qui a duré des heures.
Comment apaiser cette souffrance destructrice ? La vengeance est-elle une voie de réparation ? Que faire alors qu’Eghbal ne sera jamais jugé par le régime autoritaire dont il est le zélé serviteur ? Ces questions finissent par diviser les personnages, dont les répliques au cours de leurs pérégrinations – avec le van de Vahid où est tenu pieds et poings liés leur présumé bourreau – alternent entre le tragique, la trivialité et un certain comique. Ils s’opposent sur ce qu’il convient de décider. Pas de quartiers, dit l’un. Hors de question d’employer les mêmes méthodes que lui, répond un autre.
Même si le fossé qui sépare un bourreau de sa victime reste la plus grande différence qui sépare un humain d’un autre humain – il n’existe pas de monstre –, le film suggère ce qui fait humanité : le doute. Le doute qui suspend Vahid dans son geste meurtrier. Le doute qui saisit le reste du groupe des ex-victimes sur la marche à suivre. Le film prend là une dimension philosophique, sans lourdeur aucune car de plain-pied dans la fiction, à l’instar d’En attendant Godot, furtivement cité, aux résonances métaphysiques.
Plan séquence et affaire de morale
Le spectateur lui aussi s’interroge. Eghbal a-t-il bien l’ethos d’une brute sanguinaire ? On l’a vu affecté au tout début du film, dans l’accident de voiture inaugural, parce qu’il a percuté mortellement un chien. Malice de Jafar Panahi. L’incarnation du Mal n’est pas incompatible avec l’amour des animaux, les exemples historiques ne manquent pas…
La clandestinité du tournage induit des contraintes que le cinéaste utilise avec une aisance et une maestria exemplaires.
La clandestinité du tournage induit des contraintes que le cinéaste utilise avec une aisance et une maestria exemplaires. Cependant, il n’avait pas montré d’aussi fortes intentions formelles depuis Ceci n’est pas un film (2011), qu’il avait tourné intégralement chez lui. Ainsi, Un simple accident s’achève sur un plan séquence de presque dix minutes, la caméra restant fixement sur Eghbal, toujours attaché, répondant aux injonctions de Vahid hors-champ, puis de Shiva, qui, elle, entre dans l’image.
Ce moment extraordinaire va mener Eghbal sur les chemins de la confession et du reniement, comme s’il était à son tour sous le joug d’une torture psychique. Ce plan séquence est peut-être le plus juste retour des choses que le cinéma puisse opposer à la barbarie. Ce plan séquence est une affaire de morale, pour reprendre une citation célèbre, que Jafar Panahi offre comme le plus bel acte de résistance.
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