Scandar Copti : « Les valeurs n’ont rien d’universel »

Dans Chroniques d’Haïfa, le réalisateur met en scène deux familles vivant à Haïfa, l’une palestinienne, l’autre juive, et montre le poids de l’idéologie qui s’exerce sur les individus.

Christophe Kantcheff  • 3 septembre 2025 abonné·es
Scandar Copti : « Les valeurs n’ont rien d’universel »
"Chroniques d’Haïfa" est un film choral où les femmes occupent une place de choix.
© Nour Film

Chroniques d’Haïfa / Scandar Copti / 2 h 03.

Soit une famille palestinienne habitant Haïfa, dont les enfants entrent dans la vie d’adulte. Rami (Toufic Danial) est amoureux de Shirley (Shani Dahari), qui est juive. Shirley attend un enfant qu’elle veut garder, alors que Rami lui demande d’avorter, sachant que sa famille n’acceptera pas cette naissance. Fifi, la jeune sœur étudiante de Rami, voit sa fiche de santé révélée à ses parents à la suite d’un accident de voiture, laquelle contient des informations indiquant qu’elle n’est pas vierge, ce qui n’est pas toléré, surtout par sa mère (Wafa Aoun). Par ailleurs, Miri (Meirav Memoresky), la sœur de ­Shirley, refuse de soutenir celle-ci, car elle ne conçoit pas que ce futur enfant soit à moitié arabe.

C’est par l’intime que Scandar Copti, un Palestinien de 1948 comme il se désigne lui-même, né en 1975 à Tel Aviv-Jaffa, aborde les relations entre communautés en Israël et le poids de l’idéologie et du patriarcat pesant sur les êtres. Par-là même, Chroniques d’Haïfa est un film choral, dont la non-linéarité de la narration éclaire progressivement ce à quoi les personnages doivent faire face.

Les femmes y ont une place de choix, avec des mères, dans les deux communautés, qui souffrent autant qu’elles font souffrir leurs filles. Scandar Copti offre un regard non habituel et sans complaisance sur différentes strates de domination parmi les moins visibles en Israël, allant du politique aux individus. Cet entretien a été effectué à Paris le 25 juin dernier (traduit par Charles Hembert).

Vous avez coréalisé votre premier long métrage en 2009, Ajami, avec Yaron Shani, un Israélien juif. Vous réalisez celui-ci seul. Comment s’est fait ce choix ?

Scandar Copti : À la base, je ne suis pas réalisateur, je suis ingénieur en mécanique. Avant Ajami je n’avais fait qu’un court métrage. C’est pourquoi j’ai travaillé avec Yaron Shani. Non seulement Ajami était un « gros » film, qui a demandé huit années de préparation, mais il comportait en outre deux points de vue, celui d’un Juif et celui d’un Palestinien. Il requerrait donc à nos yeux une coréalisation. Le film a eu du succès, mais j’ai été un peu déçu par le monde du cinéma, que je ne connaissais pas.

J’ai essayé de révéler comment les membres de ces familles sont piégés par un système de valeurs qu’ils ne remettent pas en question.

Le marché compte énormément, de même que les faiseurs d’opinion – d’où le fait que beaucoup de gens suivent et n’ont eux-mêmes pas d’opinion. J’ai voulu revenir à un mode plus artisanal et faire des films loin des grosses maisons de production. Je suis reparti de l’idée que je me faisais d’un succès, et non de celle des autres.

Trouvez-vous qu’il y a une grande différence de style entre Ajami et Chroniques d’Haïfa ?

Oui, d’autant que plus de quinze ans les séparent. Dans Ajami, nous voulions faire du cinéma avec une certaine efficacité. Ici, j’ai surtout voulu être le plus proche possible de mes personnages. Sans jugement, mais en essayant de révéler comment les membres de ces familles sont piégés par un système de valeurs qu’ils ne remettent pas en question.

D’où vient le fort sentiment d’authenticité qui émane de Chroniques d’Haïfa ?

Sans doute de ma manière de travailler avec les acteurs. Ce sont des non-professionnels et ils ont tous dans la vraie vie le métier qu’ils exercent dans le film. En outre, je ne leur donne pas de scénario ni de dialogues, et nous tournons dans l’ordre chronologique. C’est une méthode qui n’est pas du tout conventionnelle. Je crée une situation et leur demande d’improviser à l’intérieur de cette situation. Ce qui les oblige à s’écouter entre eux, ils n’ont pas à « réciter » des dialogues ni à penser à leur texte.

Dans la vie, nous avons tous l’impression de faire les bons choix, sans forcément avoir un questionnement sur ce qui détermine le fait que ces décisions sont bonnes.

Qu’y a-t-il à l’origine de ce film ?

Je fais des films pour des raisons particulières : quand je suis énervé contre quelque chose que je ne comprends pas mais envers quoi je suis très critique. En outre, je cherche à m’adresser au public que constitue la population d’où je viens, c’est-à-dire les Israéliens et les Palestiniens. De ce fait, je ne pense pas les personnages de façon manichéenne, avec des gentils et des méchants. Je souhaite que les spectateurs croient en chaque personnage et établissent une relation avec lui.

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Or, grâce au récit non linéaire auquel j’ai recours, ils découvrent que ce personnage a fait précédemment quelque chose de négatif, ou considéré comme tel, ce à quoi ils ne s’attendaient pas. Cela crée une dissonance dans leur esprit. Ce qui peut les amener à réfléchir sur leur propre existence, sur ce qu’ils pensent acquis ou appartenant à un camp ou à un autre, et finalement sur la réalité qui s’avère plus complexe. Dans la vie, nous avons tous l’impression de faire les bons choix, sans forcément avoir un questionnement sur ce qui détermine le fait que ces décisions sont bonnes. Nous agissons en fonction de valeurs dont on dit qu’elles sont universelles. Or elles n’ont rien d’universel.

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Les valeurs, c’est ce dont on nous allaite et nous nourrit depuis le plus jeune âge. Que cela vienne de nos parents, de nos enseignants, puis d’un plus grand groupe, une religion, une ethnie, une société… Nous défendons ces valeurs sans nous interroger sur leur provenance. Ce qui nous donne une supériorité morale qui peut aller jusqu’au suprémacisme. Je peux relire toute l’histoire de l’humanité, des Croisades jusqu’au génocide se déroulant actuellement à Gaza, en passant par la Shoah, à partir de cette supériorité morale que l’on s’attribue. C’est ce que je veux explorer dans le film.

Le film montre comment les mères sont prisonnières du patriarcat…

Le système d’oppression est tel que le patriarcat fonctionne parce qu’il est intégré. On l’intègre au point qu’il devient une partie de notre identité. Et on prend des décisions fondées sur cette oppression. Ce qui se combine avec une société très stricte, qui opère une régulation en distribuant récompenses et punitions. Ainsi, dans le film, les mères oppriment leurs propres filles pour leur éviter d’être punies. Les mères se racontent qu’elles font cela pour leur bien, donc par amour. Alors que c’est tout un système de valeurs qu’il faudrait changer.

Les deux sociétés, israélienne comme palestinienne, sont quasi étanches l’une à l’autre et sont aussi strictes l’une que l’autre…

En effet. Du côté israélien, on a cette stratégie de victimisation, comme si on était constamment sous attaque, cette menace permanente justifiant la surmilitarisation de l’ensemble du pays. Côté palestinien, on a une société minée par les traditions ancestrales, où les hommes sont archidominants, une société extrêmement normative, en particulier pour les femmes. Mais je pourrais trouver dans les sociétés libérales des interdits qui me sembleraient tout aussi ridicules. La morale, qui n’a rien à voir avec l’éthique, nous permet peut-être de tenir ensemble, mais elle nous rend aussi aveugles.

Vous montrez des scènes saisissantes dans une école israélienne, où la propagande de l’État est diffusée par des histoires et des chansons dès le plus jeune âge. De cet endoctrinement, comment les Israéliens peuvent-ils sortir ?

C’est impossible. L’endoctrinement est beaucoup trop fort. Dans les écoles, il y a ce qu’on entend dans le film, et plus encore. Chaque période de vacances est liée à un récit de génocide. Par exemple, il y a les vacances de Pourim, une légende tirée de la Bible selon laquelle le massacre de tous les juifs a été évité grâce au meurtre des dix fils du roi de Perse. Par ailleurs, tous les lycéens israéliens sont obligés de visiter Auschwitz. Et, d’une certaine manière, l’État israélien lie l’Holocauste à notre présence, les Palestiniens.

Le dernier sondage de Haaretz indique que 86 % des Israéliens sont pour le nettoyage ethnique de Gaza.

Le dernier sondage de Haaretz, qui fait froid dans le dos, indique que 86 % des Israéliens sont pour le nettoyage ethnique de Gaza, 56 % pensent qu’il faut chasser les Palestiniens au-delà des frontières d’Israël, et 44 % soutiennent une guerre qui tue sans discernement les civils, hommes, femmes et enfants. Pourtant, je ne crois pas que les personnes soient mauvaises a priori. Ce résultat désastreux est le fruit d’un travail puissant d’endoctrinement des populations.

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Cinéma
Temps de lecture : 8 minutes