« Nancy-Saïgon », la guerre à hauteur d’homme
dans l’hebdo N° 1878 Acheter ce numéro

© Bénédicte Roscot
Nancy-Saïgon / Adrien Genoudet / Seuil / 300 pages, 21 euros.
Véritable roman historique, Nancy-Saïgon est un récit qui prend le lecteur par la main pour l’emmener au Vietnam suivre une garnison française, au plus près de la guerre d’Indochine. Pour ce faire, l’auteur entame l’histoire en 2020, en pleine pandémie. Édith, la fille aînée de Simone, assiste alors à l’excavation de sa mère pour faire de la place dans le tombeau familial. Une excavation littérale qui prendra petit à petit un tour métaphorique. À cette occasion, l’on découvre que l’áo dài porté par le corps, une robe traditionnelle vietnamienne, est encore en parfait état.
Cette tenue sera le fil rouge du roman à partir du moment où Édith, que l’on devine assez seule et qui a toujours été marginalisée par le reste de la famille, contacte son neveu, le narrateur, pour lui en parler. Elle décide dans la foulée de lui envoyer la robe ainsi qu’un carton de lettres sur lequel est inscrit « Nancy-Saïgon », qui « pourrait [l]’intéresser », lui ce Parisien confiné vivant dans le quartier asiatique de la capitale. S’ouvre ainsi une plongée dans la correspondance entre Simone, restée à Nancy, et son premier époux, Paul, également père d’Édith, parti au front en tant qu’officier en 1949.
Entre les lignes
Scènes de la vie quotidienne dans la jungle vietnamienne, imaginées à partir des lettres, et chapitres plus analytiques par la voix du narrateur alternent alors. Ce sont aussi parfois des extraits de courriers qui sont donnés à lire au lecteur, qui s’immisce de fait dans l’intimité de ce couple fraîchement marié. Il peut y lire les signes de la distance, de l’amour, de l’attente, autant que les mots qui ne suffisent pas à tout raconter, révélant surtout entre les lignes ce qui ne peut pas être dit. Ces lettres sont finalement le témoin du temps qui toujours s’écoule, jusqu’à se retrouver, soixante-dix ans plus tard, entre les mains du narrateur, héritier d’un récit ignoré par tous et notamment par Édith.
Celui-ci se retrouve ainsi légataire tardif d’une histoire intime et nationale, dans laquelle la colonisation se réalise avec son lot de crimes et d’humiliations. Pour plus d’authenticité, l’auteur a glissé quelques photos et des encadrés précisant le lieu de naissance, les grandes lignes de vie et l’âge de la mort de certains personnages, à la manière d’un historien. Comme tel, il essaye de recontextualiser l’environnement de l’époque et la nature des lieux : les odeurs, les textures, les bruits et même les goûts. L’écriture, à la fois cinématographique et synesthésique, réussit à traduire l’atmosphère entêtante de la jungle.
Instrumentalisation
À la croisée des préoccupations sur le temps qui passe et la matérialité de l’homme, survient aussi fréquemment le thème de la mort. Celle-ci intervient à chaque strate du récit, qu’elle soit naturelle ou brutale, injuste ou attendue. Il y a d’abord celle de Simone, puis celle des soldats tombés au combat, celle du voisin du narrateur, mais aussi, avec malaise, celle des civils… Dessinant en creux des destins percutés par l’histoire. Car la guerre ne change pas seulement ceux qui y sont envoyés. Des villages entiers sont ravagés par les meurtres gratuits, les mariages forcés et les viols, tandis que les femmes laissées au pays nourrissent une aigreur léguée aux générations suivantes par une éducation alimentée aux espoirs déçus.
Une autre force de l’ouvrage est de ne pas négliger l’instrumentalisation des femmes au cours de ce conflit. Près du terrain en particulier, celles-ci sont souvent jeunes, voire très jeunes, et sans le sou. L’auteur les réhabilite via le rôle décisif et puissant de l’une d’entre elles dans le dénouement de l’histoire. De façon analogue, monsieur Tran, le voisin du narrateur, porte la voix (via sa fille, après son trépas) des effets de la colonisation sur un individu et des ressentiments avec lesquels il doit composer malgré lui. Une manière pour Adrien Genoudet de redonner textuellement une place et une dignité à ces oublié·es d’une guerre négligée dans la mémoire collective.
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