« L’accord UE-Mercosur, le traité de libre-échange le plus contesté de l’histoire européenne »
L’économiste Maxime Combes analyse les enjeux de l’accord de libre-échange entre l’Union européenne et les pays du Mercosur. Il appelle à maintenir la mobilisation contre ce texte qui pourrait être ratifié dans les prochaines semaines.

© Vanina Delmas
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Le « mécanisme de rééquilibrage », un discret mais dangereux dispositif du Mercosur Mercosur : « L’histoire de ma famille et de la ferme a déjà été bouleversée par ces accords de libre-échange » PAC, accord Mercosur : contradictions agricolesLe calendrier de l’accord de libre-échange entre l’Union européenne et le Mercosur accélère, renforçant la motivation de ses opposants. Ce texte, qui vise à accroître les échanges commerciaux de l’Union européenne (UE) avec l’Amérique du Sud en supprimant plus de 90 % des taxes douanières, pourrait être signé par la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, lors de son déplacement le 20 décembre au sommet du Mercosur.
Pour Maxime Combes, économiste à l’Aitec (Association de solidarité internationale engagée pour la justice économique, sociale et écologique), rien n’est joué tant la contestation est massive. Il décortique les dessous de ce traité qui ouvrirait le marché européen au bœuf, au soja et à la volaille sud-américains, ainsi que les rapports de force politiques qui pourraient faire basculer la situation.
Les premières discussions sur cet accord de libre-échange ont débuté il y a 25 ans. La situation actuelle est-elle le résultat d’un logiciel ancien ?
Maxime Combes : Le mandat de négociation de l’accord a débuté en 1999. L’Organisation mondiale du commerce (OMC) venait d’être créée et l’idée que la mondialisation serait heureuse et propice au rapprochement des peuples était omniprésente. Comme ce sont des pays du Sud, il est décidé de négocier un accord d’association, qui comprend un volet commercial et un volet sur la coopération politique, l’aide au développement, etc.
Les marchés agricoles européens deviennent une monnaie d’échange.
Aujourd’hui, on ne parle plus que du volet commerce. Après diverses phases de négociations, de pauses, cet accord continue de buter contre des obstacles car il est au cœur d’une des contradictions de la mondialisation : l’essentiel des marchés industriels et des services ont été libéralisés à très grande échelle via l’OMC, excepté en matière agricole. Des pays comme le Brésil, l’Afrique du sud et l’Inde s’y opposaient et la mobilisation altermondialiste était forte.
Dit autrement : nous sommes dans une situation où les marchés agricoles sont encore relativement dépendants de droits de douanes, de quotas d’importation, de limitations tandis que le reste a été très largement libéralisé. Pour négocier avec les grandes puissances et étendre cette libéralisation des marchés, l’UE doit nécessairement mettre sur la table son propre marché agricole. Les marchés agricoles européens deviennent une monnaie d’échange, et la Commission européenne l’assume parfaitement.
La solution n’est pas de vendre des voitures thermiques contre des carcasses de viande réfrigérée.
Pourquoi les institutions européennes tiennent-elles tant à cet accord de libre-échange encore aujourd’hui ?
L’UE considère que l’essentiel de la croissance économique des vingt prochaines années va se dérouler dans les pays du Sud (en Asie, en Afrique, en Amérique latine). La prospérité européenne, et éventuellement le pouvoir d’achat de la population européenne, seraient donc dépendants de la capacité des entreprises européennes à capter une part de ces marchés en croissance. L’autre raison est de garantir le maintien des circuits d’approvisionnement vers l’Europe des matières premières minières et énergétiques.
Mais il faut rappeler que cet accord de libre-échange n’impacte pas seulement les filières agricoles européennes. Il déstructure des filières vivrières, dites peu compétitives sur les marchés internationaux mais qui sont très importantes pour le lien social, pour les bassins locaux d’emplois, pour la capacité de populations à être résiliente. Il y aura des impacts sur la petite industrie et la petite paysannerie brésilienne, uruguayenne, argentine… Dire non à cet accord ne signifie pas refuser un rapprochement avec les populations de ces pays. On a besoin de renforcer les liens géopolitiques mais la solution n’est pas de vendre des voitures thermiques contre des carcasses de viande réfrigérée.
La contestation de cet accord avec le Mercosur était le mot d’ordre des mouvements de colère des agriculteurs en France à l’hiver 2023-2024 et encore ces derniers mois. La mobilisation citoyenne peut-elle faire basculer la situation ?
La mobilisation agricole a été présente dans de nombreux pays européens : en Irlande, en Pologne, en Italie, en Roumanie, en Belgique… Des gouvernements et des ministres de l’agriculture ont affirmé leur opposition, ainsi que des parlements comme aux Pays-Bas et en Autriche. Les organisations syndicales agricoles se sont même mobilisées en Espagne, où il est très difficile d’être contre un accord de libre-échange avec des pays d’Amérique du sud. L’accord UE-Mercosur est le plus contesté de l’histoire européenne, que ce soit au niveau de la société civile, de députés, de gouvernements, de partis politiques… C’est du jamais vu !
Cela révèle que la politique commerciale européenne est à un carrefour, et que tout n’est pas acquis. Il existe un débat en Europe sur ce que doit être l’avenir de la politique commerciale européenne – chose encore impensable il y a quelques années. Est-ce qu’on veut plus d’insertion d’activités économiques, d’entreprise dans cette mondialisation ? Est-ce qu’on en veut moins et relocaliser certaines productions ? Il faudrait avoir ce débat plutôt que de le masquer en tentant de passer en force. Ce sujet est en train de diviser profondément l’UE, dans un contexte où il serait plus pertinent de construire un projet commun.
« Emmanuel Macron a décidé tout seul que l’accord est peut-être acceptable en l’état »
Sur le plan politique, est-il encore possible de bloquer cet accord ?
Un scénario selon lequel la ratification de l’accord ne serait pas possible au sein du Conseil européen est toujours possible. Normalement, il devait être ratifié par les instances européennes et par les États membres. Pour contourner cela, la Commission européenne a scindé l’accord en deux parties et dissocié le processus de ratification. Ainsi, la partie commerce de l’accord sur laquelle porte les discussions n’a désormais besoin que d’une majorité qualifiée au Conseil européen – et non de l’unanimité –, que d’un vote à la majorité simple au Parlement et d’aucune ratification au niveau des États.
La Pologne a pris la tête de la mobilisation, mais il y a également l’Irlande, l’Autriche, la Hongrie.
Pour la majorité qualifiée au Conseil, il faut obligatoirement le vote de 15 États représentant 65 % de la population. Or, à l’heure actuelle, on estime qu’ils ont entre 18 et 20 États favorables mais qui ne représentent que 64 % de la population ! Si les États critiques ou opposés à l’accord votent contre, et si ceux qui sont dans le doute s’abstiennent, la majorité qualifiée n’est pas atteinte. La France est pour le moment contre l’accord mais elle n’est pas isolée. Aujourd’hui la Pologne a pris la tête de la mobilisation, mais il y a également l’Irlande, l’Autriche, la Hongrie. La Belgique n’aura pas de position du fait de la division du pays.
Quant à la Roumanie, elle semble encore incertaine donc il faudrait a minima la convaincre de ne pas voter ou de s’abstenir. Cela suppose que la France utilise son appareil diplomatique pour convaincre, et négocier. Or, elle ne fait plus ce travail depuis qu’Emmanuel Macron a décidé tout seul que l’accord est peut-être acceptable en l’état.
Pourtant, Emmanuel Macron avait affirmé au G7 de Biarritz en 2019 qu’il ne le signerait pas « en l’état » et a mentionné des lignes rouges l’année suivante, notamment autour des impacts environnementaux. Comment expliquer ce revirement ?
Quand l’accord a été conclu le 6 décembre 2024, l’Élysée a réagi en disant que l’accord « reste inacceptable en l’état ». Idem en février dernier au Salon de l’agriculture. Mais depuis septembre, la France laisse entendre qu’elle pourrait l’accepter car elle aurait été entendue sur trois sujets : la clause de sauvegarde, les mesures miroirs et davantage de contrôles aux frontières de l’UE – alors que le propre du libre-échange est au contraire de diminuer les contrôles… En réalité, le texte de l’accord n’a pas été modifié depuis 2019 !
Pouvez-vous expliquer ce que sont la clause de sauvegarde et les mesures (ou clauses) miroirs ?
L’idée des mesures miroirs est de ne plus autoriser l’importation de produits agricoles contenant des résidus de pesticides interdits en Europe. Encore faut-il qu’il y ait des contrôles suffisants. Et on sait que beaucoup de produits passent à la trappe. En 2023, Greenpeace a montré que des citrons verts venant du Brésil et vendus dans des supermarchés de plusieurs pays de l’UE avaient des traces de plusieurs pesticides dont du glyphosate.
Les agriculteurs ne veulent ni mourir soudainement, ni à petit feu, ils veulent vivre dignement de leur travail !
La clause de sauvegarde est un dispositif connu dans le droit international, et utile. Mais ce n’est qu’une pause dans le temps et cela ne permet pas de traiter les problèmes structurels faisant que l’agriculture sud-américaine est beaucoup plus compétitive que les filières agricoles européennes les plus fragiles. Par exemple, les filières brésiliennes de bœuf sont 50 à 60% plus compétitives structurellement que les filières européennes.
Cette situation est due à l’utilisation de produits phytosanitaires mais aussi au coût du travail très faible, à un accès au foncier facile… La clause de sauvegarde ne changera pas cette réalité. Par contre, sur le plan politique, elle permet de rassurer les agriculteurs européens en leur faisant croire qu’a été entendue leur crainte de mourir prochainement. Or, les agriculteurs ne veulent ni mourir soudainement, ni à petit feu, ils veulent vivre dignement de leur travail !
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