« Allô la Place », délier sa langue
Dans son premier roman, Nassera Tamer tente de se reconnecter avec sa part marocaine en apprenant l’arabe.
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© Miliana Salomé Rahouadj
Allô la Place / Nassera Tamer / Verdier, 192 pages, 18,50 euros.
Nassera Tamer a choisi pour titre de son premier roman Allô la Place. C’est le nom d’un taxiphone près de chez elle, à Paris. Nassera Tamer entretient un lien étroit avec les taxiphones (leurs enseignes publicitaires parsèment son livre). De ces lieux, on appelle partout dans le monde. Elle, c’est le Maroc, où vivent ses parents après un long exil en France. Allô la Place pourrait aussi être intitulé Allô où est ma place ?, tant sa narratrice, alter ego de l’autrice, navigue entre ses identités heurtées.
La française, qui ne lui semble pas reconnue par le pays où elle est née (elle a vu le jour et grandi au Havre), quand elle entend des responsables politiques aux accents racistes. Tandis que sa part marocaine l’aiguillonne, longtemps étouffée parce que porteuse de « désillusions » : le chômage du père, la tristesse de la mère, les difficultés tous azimuts qui font la condition des travailleurs immigrés…
Comment réparer la perte, le silence, la difficulté de communication qui s’est instaurée entre elle et ses parents ? La narratrice se met en tête d’apprendre le darija, le dialecte marocain, dont la musique a bercé son enfance et qu’elle entend encore aujourd’hui dans les rues, pour se reconnecter au parler populaire, à celui de ses parents.
Allô la Place est donc d’abord un roman sur le langage, sur l’arabe et ses finesses, sur l’aventure de la narratrice avec cette langue, ses retrouvailles et ses découvertes. Par ce biais, elle pénètre aussi des réalités marocaines d’aujourd’hui grâce à un autre personnage important du roman, Mer, une jeune femme, mère de deux enfants, habitant Casablanca. La relation que peu à peu elles établissent par visio est celle de deux amies parvenant à se comprendre malgré les différences.
Allô la Place est une très belle entrée en littérature.
Perspectives singulières
Nassera Tamer ne reste pas focalisée sur sa personne. Elle porte attention aux chibanis, ces vieux immigrés souvent solitaires ; aux démunis qui doivent faire avec les nouvelles technologies ; au « marché de la téléphonie mobile ethnique [qui] ne sent vraiment pas bon ». Elle ouvre aussi des perspectives singulières. Comme dans cette page merveilleuse où elle évoque des instruments de musique exposés au musée du Quai-Branly, dont une musicologue a mis au jour le fait qu’ils n’étaient pas silencieux : « Quelque chose de faible, de sourd, d’insistant » émane d’eux.
L’autrice poursuit : « Je me demande quels fantômes animent ces objets, quelle âme les traverse, qui les murmure. Et si l’on écoutait ce qui suinte de nos silences amassés, qu’entendrait-on ? » Allô la Place est une très belle entrée en littérature.
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