« Soixante-dix fantômes », les sales petits riens

Nathalie Quintane scrute dans le quotidien la montée du fascisme.

Christophe Kantcheff  • 27 novembre 2025 abonné·es
« Soixante-dix fantômes », les sales petits riens
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Soixante-dix fantômes / Nathalie Quintane /La Fabrique, 191 p., 15 euros.

Vous le sentez monter, ce fascisme qui vient ? Il y a ce qui se voit comme le nez au milieu de la figure : la banalisation de l’extrême droite, partout, dans les milieux politiques, médiatiques, patronaux. On fait ami-ami avec le spectre de Pétain. Mais il y a aussi du plus intangible, du plus diffus dans la société, les menues inflexions de la lepénisation des esprits. Cet infra-politique, Nathalie Quintane le met en évidence dans son nouveau livre, Soixante-dix fantômes.

À sa manière, avec une bonne dose d’humour grinçant, en développant ce qu’elle appelle des « fantaisies réalistes », terme emprunté à Nerval, c’est-à-dire des textes brefs de « choses vues » (dans la petite ville du sud-est où elle vit), qui s’ancrent pour beaucoup dans une anecdote, et où s’intriquent description et imagination.

Même si le livre ne se réduit pas à cette période, Soixante-dix fantômes trouve son origine dans les trois semaines qui ont suivi la dissolution de 2024, où Jordan Bardella s’est vu premier ministre. Pas seulement lui : ses sympathisant·es, ses électeur·ices, qui, croyant que « ça y était », se sont mis à changer d’attitude. Par exemple, remarque Nathalie Quintane, à parler fort. On « se lâche », écrit-elle.

C’est pourquoi elle raconte un certain nombre de premières fois. Par exemple, devant le stand d’une charcuterie au marché, elle ressent pour la première fois qu’elle pourrait être maltraitée par les client·es parce qu’elle est enseignante. Autre exemple : elle estime nécessaire de dire à deux élèves de 14 ans, gays, dont un trans, de faire attention le soir, la nuit, dans les rues.

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Certaines situations prennent à ses yeux davantage de relief. C’est le cas d’une journée de préparation à la correction de copies du bac. L’autrice pointe les différents comportements face à l’injonction de l’Éducation nationale selon laquelle chaque fonctionnaire doit « loyauté » et « obéissance ». Elle constate la formation de trois groupes : les attentistes, les réfractaires (2 sur 22) et les collabos (5 sur 22). Nathalie Quintane est aussi troublée par des réminiscences, en l’occurrence involontaires : sur une affiche se voulant rétro de la Croix-Rouge, elle distingue qu’un personnage porte un béret conforme à ceux que portait la milice.

D’autres textes empruntent davantage la voie de la fiction. Comme celui qui voue les protagonistes de la cérémonie d’ouverture des JO, d’heureuse mémoire – mais dont certains (Aya Nakamura, Philippe Katerine…) ont été décriés par l’extrême droite –, à un sort funeste, fait de tortures et d’actes barbares. Les textes qui convoquent des figures politiques sont aussi de cet ordre.

Quelque chose se détraque

Ainsi celui qui est intitulé « Jordan Bardella », où il est avant tout question du pull que le leader du RN porte sur une affiche : « Ce jeune chef, qui signe le livre politique pour lequel on a choisi pour lui notre pull, sourit à la page et à un avenir protégé sans tirer sur ses manches. Sans doute, n’usera-t-il pas ses coudes (coudières). Ou bien, jeté par un plus puissant que lui dans un cul-de-basse-fosse, il les tire de façon à s’en couvrir les mains (il a froid) […]. Je le vois grelottant au bord de son lit, les deux pieds posés sur le carrelage de Fresnes, le lino de Fleury, il déguste à petites doses sa barquette de confiture de fraises. »

Je me suis dit aussi […] que j’écrivais pour parvenir à déterminer ce que je pourrai encore écrire, et dans quelle forme, sous un régime autoritaire.

N. Quintane

Les « choses vues » (sous-titre du livre) sont évidemment liées aux choses dites (ou écrites). Dans la langue de ­Nathalie Quintane se crée un écart, une petite faille, souvent délicate, l’air de rien, qui ouvre sur une potentialité effrayante. Quelque chose se détraque, une inquiétante anomalie fait irruption, un processus absurde s’enclenche, caractéristique des systèmes totalitaires. On songe à Kafka. Nathalie Quintane cite également la nouvelle de Iouri ­Tynianov, Le Lieutenant Kijé.

Elle ajoute : « Je me suis dit aussi, mais c’est accessoire, que j’écrivais pour parvenir à déterminer ce que je pourrai encore écrire, et dans quelle forme, sous un régime autoritaire. » Si tel est notre destin, on aura bien besoin d’elle et de son esprit de subversion.

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Littérature
Temps de lecture : 4 minutes