En Guyane, le mastodonte logistique de l’orpaillage illégal

Près de 80 % des activités liées à l’extraction illicite de l’or en Guyane se concentrent sur le Haut-Maroni. Depuis la rive surinamienne, les garimpeiros – orpailleurs clandestins – ont édifié un système bien huilé pour exploiter le sol français.

Tristan Dereuddre  • 26 novembre 2025 abonné·es
En Guyane, le mastodonte logistique de l’orpaillage illégal
Les garimpeiros s’approvisionnent en matériel et en carburant dans les « comptoirs chinois », installés sur la rive surinamienne du fleuve.
© Tristan Dereuddre

Les dernières lueurs du jour se reflètent sur les eaux du Maroni. Le bruit sourd du moteur de la pirogue contraste avec la tranquillité du fleuve et de ses berges. Au sud de Maripasoula, en terres wayanas, la forêt amazonienne, avec ses multiples espèces d’arbres, défile, formant une barrière végétale en apparence impénétrable. Mais derrière ce décor de nature vierge, les signes d’une activité illégale commencent à apparaître.

La pirogue ralentit à l’approche d’une ouverture discrète dans la végétation. Là, un chemin a été dégagé par les garimpeiros, des travailleurs clandestins venus du Brésil pour extraire l’or des sols guyanais. Ils seraient aujourd’hui entre 5 000 et 10 000 sur l’ensemble du territoire, dont 2 000 aux alentours de Maripasoula. Les traces fraîches laissées par leurs motos et leurs quads révèlent leur passage récent vers leur site d’extraction. « Ils ont besoin de ces pistes pour ravitailler leur camp en nourriture et en gasoil », glisse Linia Opoya, habitante du village amérindien de Talhuwen.

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Elle connaît chaque recoin de cette portion du Haut-Maroni, y compris les passages qu’empruntent les orpailleurs. « Ils ont environ trois autres chemins pour rejoindre leur site, celui-là, c’est le nouveau », témoigne-t-elle. Une pluralité d’accès qui permet aux garimpeiros de se frayer un chemin à travers la densité de la forêt, dans le but d’acheminer le matériel et les vivres vers leur camp.

Ravitaillement constant

L’organisation d’un site d’orpaillage ne s’improvise pas. Elle nécessite une logistique gigantesque, difficile à acheminer, au cœur de l’Amazonie. Pour extraire l’or, la technique la plus répandue sur le Haut-Maroni est celle du jet à pression. Tout autour du fleuve, de petits affluents remontent vers l’intérieur du territoire de manière tentaculaire. C’est dans ces « criques » que les garimpeiros dirigent un jet d’eau puissant sur la terre pour liquéfier les sédiments. La boue obtenue est ensuite aspirée par des motopompes, puis envoyée vers un tapis de récupération. Les particules d’or les plus lourdes s’y déposent, et le mercure, métal lourd extrêmement polluant, intervient en fin de processus.

Ce chantier nécessite un apport matériel important pour être fonctionnel : groupes électrogènes, plusieurs moteurs, lance à pression ou encore du carburant. Le terrain d’exploitation est accompagné d’un camp où les orpailleurs se reposent et se restaurent. La communication se fait par radios et téléphones satellites, mais aussi par internet : de nombreux camps sont désormais équipés d’une antenne Starlink, facilitant la coordination de la chaîne logistique. Cette organisation ne tient que grâce à un ravitaillement régulier, en matériel, nourriture et carburant.

ZOOM : La Guyane, un territoire d’exploitation

La Guyane, seul territoire français situé en Amérique latine, est bordée par deux fleuves : à l’est, l’Oyapock, frontière naturelle avec le Brésil, et à l’ouest, le Maroni, frontière naturelle avec le Suriname. Sur ses 611 kilomètres de long, les villages bushinengues et amérindiens sont dans un enclavement quasi total : l’accès n’est possible que par la voie aérienne ou fluviale. Sur sa partie haute, la commune de Maripasoula – la plus grande de France en superficie – est particulièrement touchée par l’orpaillage illégal. Implantée depuis 2008, cette pratique continue de se développer et s’intensifie depuis le début des années 2020. Les garimpeiros, nom attribué aux chercheurs d’or brésiliens, exploitent le sous-sol de tout le plateau des Guyanes (Amapa, Guyane, Suriname et Guyana) avec du mercure, un métal hautement toxique pour la santé humaine et les écosystèmes.

T.D.

Mais où diable peuvent-ils bien trouver tout cela, loin de toute route, au fin fond d’un fleuve enclavé entre le ­Suriname et le parc amazonien de Guyane ? La localisation du sentier emprunté par les garimpeiros n’a rien d’anodin. Juste en face, sur la rive opposée, une musique de funk brésilienne flotte dans l’air. Elle provient d’une bâtisse en bois et en tôle construite sur pilotis. Ce type de structure est appelé « comptoir chinois ». Ces magasins, tenus par des commerçants d’origine chinoise, pullulent sur les berges surinamaises du Maroni.

Les comptoirs chinois, cavernes d’Ali Baba

Notre pirogue accoste sur le ponton du comptoir. À l’entrée du magasin, plusieurs Brésiliens discutent de manière joviale autour d’une table. L’arme de poing à peine dissimulée à côté de la bouteille de cachaça laisse peu de doutes sur la nature des affaires en cours. Une fois à l’intérieur, il ne faut pas s’enfoncer très loin pour découvrir la source d’approvisionnement des garimpeiros. La grande majorité des rayons sont consacrés au matériel d’orpaillage : moteurs de pirogues, tuyaux en tout genre, motopompes, mais aussi des outils pratiques pour la vie en forêt, comme des bottes et des capes de pluie.

« Tu vois la petite moto ? demande Linia. Ils mettent plusieurs litres de gasoil dessus pour le transporter vers le camp» Dans cette caverne d’Ali Baba, l’essentiel de la marchandise provient de marques chinoises. En 2023, un rapport de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS) est publié sur la présence des acteurs chinois dans les réseaux d’orpaillage illégal en Guyane. «Les volumes très importants d’équipements résultent de la mise en place de véritables chaînes logistiques depuis la Chine jusqu’à la Guyane française, en passant notamment par le Suriname », écrivent Simon Menet et Antoine ­Bondaz, les auteurs du rapport.

Le rôle de ces acteurs chinois n’en est pas moins essentiel en ce qu’il rend possible l’orpaillage illégal sur le territoire français.

Rapport FRS

Une fois au Suriname, la marchandise est stockée à Paramaribo. Elle est ensuite affrétée vers les deux principaux hubs logistiques : d’abord en camion vers Albina, en face de Saint-Laurent, puis en pirogue vers Albina 2, village informel construit en face de Maripasoula. Une nouvelle piste qui relie le sud du Suriname à Paramaribo facilite aussi le transit des équipements.

«Bien qu’indirect, le rôle de ces acteurs chinois n’en est pas moins essentiel en ce qu’il rend possible l’orpaillage illégal sur le territoire français en fournissant un soutien logistique crucial aux garimpeiros et en contribuant au financement de leurs opérations », écrivent les auteurs du rapport. La FRS estime à 120 le nombre de comptoirs chinois présents sur la rive surinamaise du Maroni.

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À l’extérieur du comptoir, plusieurs pirogues sont amarrées aux pilotis. Elles sont remplies à ras bord de plusieurs bidons en plastique. « Ils utilisent l’essence pour la pirogue. Le gasoil, c’est pour les moteurs de leurs machines d’extraction, livre Linia. Ils attendent la tombée de la nuit pour partir vers le site. » Selon ses observations, le nombre des garimpeiros est en augmentation depuis le début des années 2020. L’année dernière, Linia Opoya a vu une quinzaine de maisons se construire côté surinamais.

Explosion du cours de l’or

Cette présence croissante est visible dans certains villages informels situés sur les berges surinamaises du fleuve Maroni. L’un d’entre eux, Yaupasi, constitue une base arrière organisée autour de l’orpaillage. À proximité du bar du village, les cadavres de bouteilles jonchent le sol, stigmates de la soirée de la veille. Ici, l’alcool coule à flots, la prostitution est visible, et la drogue circule facilement.

En face du bar, un petit commerce attire l’attention. Sa devanture « André Joias » indique la présence d’un bijoutier. À l’intérieur, deux garimpeiros sortent quelques pépites d’or d’une pochette en tissu et les déposent sur le comptoir. La balance affiche 1,1 gramme. En échange, le bijoutier leur remet une centaine d’euros en liquide. Un maigre butin, qui est en réalité un salaire : les garimpeiros ne sont pas des autoentrepreneurs. Sur les sites, le patron – ou dono – fournit machines, vivres et salaires du personnel de cuisine, et perçoit 70 % de l’or extrait. Les ouvriers se partagent les 30 % restants à parts égales.

En juillet 2015, le gramme d’or valait 36 dollars US. Il était coté à 108 dollars US en juillet 2025.

Ce mode de répartition des gains ne freine pas la ruée vers l’or, qui se développe ces dernières années avec la flambée des cours. Ils ont plus que triplé en dix ans : en juillet 2015, le gramme d’or valait 36 dollars US. Il était coté à 108 dollars US en juillet 2025, selon les données de l’Autorité indépendante des métaux précieux (LBMA). Cette explosion, liée au contexte géopolitique instable, aiguise l’appétit des chercheurs clandestins et contribue à enraciner le phénomène sur le Haut-Maroni. Une manne économique pour ces travailleurs qui viennent majoritairement de régions pauvres du nord-ouest du Brésil, comme le Maranhão, le Pará et l’Amapá.

Sans coopération, une guerre sans fin

De retour de Yaupasi, le ciel noir annonce l’arrivée imminente d’une pluie équatoriale. La pirogue avance sous l’averse, les gouttes fouettent le visage. À travers le rideau de pluie, une vaste plateforme se dessine. Elle est dominée par une pelleteuse jaune, destinée à déforester la zone pour un prochain site d’extraction. La présence d’un équipement aussi massif sur le fleuve symbolise la puissance du système organisationnel des garimpeiros. Elle caractérise à l’inverse l’impuissance des autorités françaises pour éradiquer le phénomène.

Quand une patrouille détruit le matériel, ils peuvent tout remplacer dès le lendemain.

T. Opoya

En menant ses opérations, l’État français démantèle des sites et porte des coups ponctuels aux réseaux. Mais les activités reprennent dès le retrait des forces armées et des gendarmes, grâce à la présence des comptoirs chinois sur les rives surinamiennes. «Quand une patrouille détruit le matériel, ils peuvent tout remplacer dès le lendemain», regrette Tassik Opoya, autre habitant de Talhuwen.

Au Suriname, l’orpaillage ne fait pas l’objet d’une régulation stricte. Si la France tente de développer la coopération transfrontalière, elle est encore balbutiante. Sans renforcement, la lutte contre l’orpaillage illégal sur le Haut-Maroni reste un coup d’épée dans l’eau. À Albina 2, seuls cinq agents de la KPS – la police du Suriname – opèrent. Une présence symbolique, au vu de l’ampleur du trafic.

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Aujourd’hui, l’orpaillage est l’une des principales sources de revenus du Suriname. Si cet intérêt économique représente un frein à la coopération, la corruption qui gangrène certaines institutions n’arrange rien : « Certaines infractions sont moins poursuivies que d’autres, en raison de connivences qui pourraient exister entre des services de l’État et les gens qui vivent de ces trafics », explique un magistrat haut placé.

Selon la FRS, la lutte contre l’orpaillage illégal coûte a minima 70 millions d’euros à l’État. Environ 400 sites miniers illégaux ont été comptabilisés en 2023. Le pillage de 4,3 tonnes d’or chaque année, selon la dernière estimation du WWF pour l’année 2024, représenterait un manque à gagner supérieur à 500 millions d’euros pour l’économie locale et les finances publiques, et un coût environnemental inestimable.

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