« Lézardes », libres caractères
Hélène Frédérick développe une philosophie de vie autour du métier de correctrice.
dans l’hebdo N° 1893-1895 Acheter ce numéro

Lézardes /Hélène Frédérick /Verticales, 167 p., 19 euros.
« Le bon correcteur, pour espérer être infaillible, doit sans cesse douter, même de ce qu’il croit savoir avec certitude. Ce détail t’a séduite d’emblée. » C’est à elle-même que la narratrice de Lézardes se parle, alter ego de l’autrice. Après avoir publié trois romans, Hélène Frédérick se serait-elle lancée dans un livre de conseils pour être une bonne correctrice (de presse), le métier qu’elle exerce ?
Pas vraiment. Il est vrai que son texte ne cesse de tourner autour de cette activité. Mais elle en tire tous les fils : professionnels, historiques, biographiques, politiques… Et signe ainsi, mine de rien, un bréviaire léger et profond, sans prétention bien que s’y déploie une philosophie de vie. Sans doute le fait qu’il cristallise un certain nombre de paradoxes – du moins en apparence – joue-t-il en ce sens.
« Langue-corps »
Par exemple, l’autrice entre dans le métier quand celui-ci est promis, peu ou prou, à disparaître, nouvelles technologies obligent. Mais beaucoup de ses aspects résonnent en elle avec ce qu’elle a connu dans sa jeunesse, près de son père, qui était réparateur de moteurs et d’outils électriques. Une activité également en voie d’extinction, aussi exigeante en patience et précision, que son père expliquait volontiers – Hélène Frédérick a aussi beaucoup appris auprès d’un collègue plus âgé et pédagogue.
Autre étrangeté : alors que la correction consiste à mettre de l’ordre dans la langue, l’autrice découvre que le milieu libertaire s’y est beaucoup adonné. Elle raconte ainsi le parcours de quelques anarchistes, des femmes en particulier, comme Rirette Maîtrejean ou May Picqueray, qui ont épousé le métier. Plusieurs raisons à cela : le temps libre qu’il laisse, l’acculturation qu’il permet, la fréquentation des ouvriers typographes…
L’autrice redoute de rester prisonnière, par déformation professionnelle, d’un français normé.
L’autrice redoute aussi de rester prisonnière, par déformation professionnelle, d’un français normé, alors qu’elle aspire, en tant qu’écrivaine, à se défaire des contraintes pour atteindre une forme de poésie. Elle est aidée en cela par les termes du métier qui, sous sa plume, n’ont pas le poids du jargon mais deviennent des vocables voyageurs quand elle en donne la généalogie : le cassetin, le marbre…
Surtout, parlant de sa « langue de naissance », « antibourgeoise et anticonventionnelle par essence […], une langue-corps », elle (qui par ailleurs est née au Québec) écrit : « Même si le marché cherche à nous le faire oublier en valorisant l’harmonie et l’imitation, plus fructifiantes, la beauté d’un corps repose d’abord sur sa singularité et ses anomalies. » On ne peut mieux dire.
Pour aller plus loin…
« Tongues », Prométhée au Moyen-Orient
BD : page blanche pour le festival d’Angoulême ?
« Soixante-dix fantômes », les sales petits riens
