Toute histoire a un contexte

Par Thomas Loué (maître de conférences à l’IUFM d’Alsace), Michèle Riot-Sarcey (professeur à l’Université Paris-VIII), Gérard Noiriel (directeur d’études à l’EHESS), Nicolas Offenstadt (Maître de conférences à l’Université Paris-I), Laurence Pierrepont (professeur d’histoire-géographie/IUFM de Versailles), Pierre Schill (professeur d’histoire-géographie à Montpellier), pour le Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire (http://cvuh.free.fr/).

Politis  • 30 mai 2007
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La première décision du nouveau Président de la République, – une décision par essence symboliquement forte – de demander à l’ensemble des enseignants d’histoire-géographie de lycées de lire au début de chaque année scolaire la lettre que Guy Môquet écrivit à ses parents avant son exécution le 22 octobre 1941 en représaille à l’assassinat d’un officier allemand interroge la communauté historienne.

Pierre Schill, enseignant d’histoire-géographie et membre du Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire (CVUH) dans un récent article (Libération du 22 mai) a expliqué clairement pourquoi il ne se plierait pas à cette décision du pouvoir : en premier lieu pour défendre l’autonomie de l’histoire comme discours savant, instrumentalisée aujourd’hui par ce même pouvoir, et ensuite, pour défendre l’autonomie pédagogique du métier d’enseignant. Laurent Joffrin, directeur de la rédaction de Libération, répondant à l’article de Pierre Schill (Libération du 24 mai), estime au contraire que la décision du Président de la République repose sur sa légitimité démocratique. On sait pourtant combien, depuis quelques mois, Nicolas Sarkozy a usé et abusé d’un recours systématique à l’histoire, amalgamant et compilant des références hétéroclites, en en détournant souvent le sens pour aboutir, in fine, à une négation de l’histoire comme discours rationnel et raisonné. On voit ici comment la faiblesse historique du discours a pu devenir la condition de son efficacité politique. Personne parmi les auteurs de ce texte ne conteste une quelconque légitimité démocratique au nouveau Président de la République ; mais peut-on sérieusement analyser comme un geste de « tolérance » ainsi que l’écrit Laurent Joffrin (un peu gêné néanmoins lorsqu’il avoue qu’on ne peut exclure d’y voir un « calcul politique ») le fait de choisir une figure emblématique de la Résistance communiste ; en jouant sur l’émotion contenue dans la lettre ? Alors que les historiens s’efforcent de montrer qu’histoire et mémoire sont deux modes de rapport au passé différents même si l’un est aussi légitime que l’autre ; Laurent Joffrin appelle de nouveau à ce mélange, source de confusion et d’incompréhensions comme l’ont montré à l’envi de nombreux débats récents.

Laurence Pierrepont y a insisté ailleurs (L’Humanité du 24 mai) : la mobilisation des affects paraît difficilement compatible avec un raisonnement intellectuel. Ce n’est pas en jouant sur la corde sensible et larmoyante que l’on transmet l’histoire : comme l’écrivait Marc Bloch : « Un mot pour tout dire domine et illumine nos études : comprendre ». Faire comprendre la Shoah ce n’est pas simplement dénoncer l’étendue du malheur, mais à l’instar de Raoul Hilberg, démonter des mécanismes, analyser des centres de décisions, comprendre le fonctionnement d’une administration. Il en va de même pour la Résistance ou pour Guy Môquet. Les professeurs de lycée enseignent l’histoire de la Résistance depuis fort longtemps. Les lettres de fusillés figurent parmi les documents les plus exploités ; mais, comme toutes les sources historiques, elles appellent préalablement la mise en place d’un cadre d’intelligibilité. Il ne s’agit certes pas de déshumaniser le drame dont cette lettre témoigne et qui par l’émotion qu’elle porte donne chair à l’histoire, mais de mettre en garde contre la dérationalisation de l’histoire en germe dans la décision de Nicolas Sarkozy. Or ce dernier aurait-il en tête d’exalter la mémoire communiste de la Résistance ne serait-ce que pour la dissoudre dans la geste du Récit national ? A l’évidence non. Pourtant, les enseignants qui, à la rentrée prochaine liront la lettre de Guy Môquet, pourront-ils taire dans leurs explications que l’engagement dans la Résistance de ce dernier procède en ligne directe de son engagement communiste ? Rappelons simplement que son père, député communiste élu sous le Front Populaire en 1936 (que Nicolas Sarkozy a tant évoqué pendant sa campagne) est interné en Algérie depuis 1939, que le jeune Guy, déjà militant des Jeunesses Communistes, redouble d’activité après la débâcle et déploie une grande énergie pour combattre par la propagande clandestine l’occupant nazi et l’Etat français de Vichy. La lettre que Guy Môquet adresse à sa famille est tant un appel à ceux qui resteront pour poursuivre la lutte contre l’oppression, qu’un moment fort d’un amour filial dans lequel se donne à lire la reconnaissance d’un fils militant communiste pour un père et une mère militants communistes. Guy Môquet « résistant » n’a aucun sens si l’on ne précise « résistant communiste ». Il ne s’agit ni de défendre la mémoire ni l’histoire d’un Parti communiste, émergeant à peine d’une période sombre, mais de redire encore une fois combien cette patrimonialisation du passé est aussi un obstacle à sa compréhension.

L’abus de décontextualisations risque bien de se transformer aujourd’hui en une politique et un mode de gouvernement. Le danger d’une histoire officielle n’est peut-être pas aussi éloigné de nous qu’on pourrait le penser. Rappelons que c’est la loi du 23 février 2005 qui, dans son article 4, a tenté pour la première fois d’imposer dans l’enseignement de l’histoire une version officielle à propos des « aspects positifs de la colonisation ». Quoi qu’en pense Laurent Joffrin, même si l’Assemblée nationale pouvait à l’époque comme aujourd’hui se prévaloir de la «souveraineté populaire», sa décision s’est néanmoins heurtée à ce qui est au fondement de l’idée démocratique : qu’il n’y a pas de vérité officielle et unique, que le combat politique, que la controverse intellectuelle sont l’expression de la pluralité démocratique.

La fonction nationaliste de l’histoire n’est pas une nouveauté : elle est aussi ancienne que la République. Mais laissons le dernier mot à Lucien Febvre, cofondateur des Annales avec un Marc Bloch que Nicolas Sarkozy se plaît tant à citer. Peu de temps après sa prise de fonction à l’Université de Strasbourg en 1919 qui, dans la grande fièvre nationaliste de l’après-guerre, devait devenir la vitrine de la science française face à l’Allemagne vaincue, il écrivait en juin 1920 : « Une histoire qui sert est une histoire serve. Professeur de l’université française de Strasbourg, nous ne sommes point des missionnaires débottés d’un Evangile national officiel, si beau, si grand, si bien intentionné qu’il puisse paraître. La vérité nous ne l’amenons pas dans nos bagages. Nous la cherchons, nous la chercherons jusqu’à notre dernier jour. Nous dresserons à la recherche après nous, avec la même inquiétude sacrée, ceux qui viendront se mettre à notre école » .

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