Transport-SNCF : la Commission européenne veut la concurrence totale sans en dresser le bilan

Siim Kallas, commissaire européen qui a en charge les transports a annoncé le 30 janvier l’adoption du quatrième « paquet ferroviaire », un vaste ensemble de propositions législatives destinées à achever la libéralisation des transports ferroviaires. Avec ces nouvelles réformes, la Commission européenne poursuit l’ouverture à la concurrence sans la moindre évaluation sociale et environnementale. Analyse.

Thierry Brun  • 31 janvier 2013
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La réforme du système ferroviaire que Frédéric Cuvillier, ministre français des Transports, voulait mettre en place cette année devra intégrer le plus vaste programme de libéralisation du rail adopté par la Commission européenne le 30 janvier. Siim Kallas, commissaire européen qui a en charge les transports, a en effet présenté un « quatrième paquet ferroviaire » qui doit « achever l’espace ferroviaire unique européen pour stimuler la compétitivité et la croissance européenne » .

Ceux qui pensaient que la Commission européenne ralentirait le rythme de la libéralisation du rail européen en sont pour leur frais. Fidèle au dogme libéral, Bruxelles engage l’Union européenne dans une ouverture totale à la concurrence des services ferroviaires, non sans une certaine arrogance : « Notre proposition reste en l’état à ce stade. Nous ne l’avons pas modifiée d’un iota » , a affirmé le commissaire aux Transports Siim Kallas lors d’une conférence de presse le 24 janvier 2013.

Le quatrième paquet de directives de libéralisation du rail contient « des mesures ambitieuses » , mais les services de la Commission n’ont pas jugé bon d’étudier l’état du marché après vingt ans de réformes: nous n’avons en effet décelé aucune évaluation sociale et environnementale des précédents paquets ferroviaires, pas même de la prochaine réforme. Communiqué de presse La seule préoccupation du moment consiste à « fournir des services ferroviaires efficients et attrayants et de supprimer les lacunes de la réglementation et les défaillances du marché, les entraves à l’entrée et les procédures administratives contraignantes, qui nuisent à l’efficience et à la compétitivité du secteur » .

Depuis la première directive européenne, en 1991, la Commission poursuit sans le moindre contrôle le dogme de l’efficience du marché en s’appuyant sur le principe de la « concurrence libre et non faussée » inscrit dans les traités européens. Ainsi, les marchés des services de fret ferroviaire sont entièrement ouverts à la concurrence depuis janvier 2007 et ceux des services de transport international de voyageurs depuis le 1er janvier 2010. Pour l’instant, la législation européenne n’impose pas l’ouverture des marchés nationaux de transport de voyageurs, ce qui n’a pas empêché certains États membres d’autoriser la concurrence.

Que contient le quatrième paquet ferroviaire ?

La Commission européenne a adopté six propositions législatives autour de quatre domaines jugés « essentiels », l’objectif étant d’ouvrir totalement à la concurrence les trains de voyageurs à l’horizon 2019, ce qui est déjà le cas des lignes internationales.


– Pour accélérer la mise en concurrence des opérateurs de services ferroviaires, la Commission veut faciliter l’attribution d’agréments, « au niveau de l’Union » et non au niveau des États membres : « il devrait être possible de construire et certifier en une seule opération les trains et le matériel roulant appelés à circuler dans toute l’Europe » . L’objectif étant la recherche de moindre coût pour les opérateurs privés.

  • Toujours au nom de la concurrence libre et non faussée, Bruxelles propose, « pour assurer la gestion efficace et non discriminatoire du réseau ferroviaire » , de renforcer la position des gestionnaires de l’infrastructure (par exemple Réseau ferré de France) et de maintenir la séparation entre ces gestionnaires et les opérateurs de services ferroviaires (par exemple la SNCF), un choix très controversé.
    La Commission « n’exclut cependant pas qu’une structure verticalement intégrée, en “holding”, puisse aussi assurer l’indépendance requise, mais sous réserve que des “murailles de Chine” strictes soient mises en place pour garantir la séparation juridique, financière et opérationnelle » . Cette précision est importante : elle confirme le principe de la création d’une holding retenue dans la réforme ferroviaire de Frédéric Cuvillier, ministre des Transports, qui s’inspire de la Deutsche Bahn, une holding regroupant des société distinctes au niveau comptable.
    Le ministre assure d’ailleurs que le schéma retenu ne compromettra pas la concurrence : « Nous veillerons (…) à ce que toutes les garanties soient données pour que tout nouvel opérateur ait, au moment où la concurrence sera ouverte pour les transport de voyageurs en France (au plus tard en 2019), un libre accès au réseau ferroviaire » . Il ne faudra donc pas compter sur les sociaux-démocrates pour s’opposer à cette quatrième directive. Rappelons ici que le parti socialiste européen a voté avec la droite l’adoption des précédents paquets ferroviaires.

  • La Commission veut un « accès élargi à la fourniture de services de transport ferroviaire » . Il s’agit de rendre « obligatoire » la mise en concurrence « en vue de l’attribution de contrats de service public de transport ferroviaire » . Comment ? Les entreprises qui seront en mesure d’offrir des services nationaux de transport ferroviaire de voyageurs pourront concurrencer les services commerciaux. Elles pourront aussi répondre à des appels d’offre pour obtenir des contrats de service public de transport ferroviaire, « qui représentent environ 90 % des trajets effectués en train dans l’UE » .

  • Bruxelles souhaite une main-d’œuvre qualifiée, mais taillable et corvéable à merci. Le paquet ferroviaire prévoit que les États membres renforcent les mesures pour que les entreprises qui obtiennent un contrat de service public reprennent les travailleurs d’une entreprise qui a perdu le marché. Ce principe est appliqué dans d’autres secteurs et n’empêche en rien le dumping social

Dans l’ensemble, les textes législatifs élaborés par Bruxelles, qui doivent être approuvées par le Parlement européen et les gouvernements des États membres, bouleversent profondément le service public ferroviaire. On peut lire le mémo ainsi qu’une communication de la Commission, ici :
Mémo de la Commission Européenne Communication de la Commission européenne

La concurrence accrue réduira-t-elle les coûts environnementaux ?

L’Europe doit relever des défis majeurs dans le domaine des transports. Selon la Commission, la demande de trafic est à la hausse (le transport de marchandises devrait croître d’environ 40 % d’ici à 2030 et d’un peu plus de 80 % d’ici à 2050 (année de base : 2005). La croissance du transport de voyageurs serait un peu moindre : 34 % en 2030 et 51 % en 2050). L’ouverture à la concurrence des services ferroviaires européens devra donc résoudre les problèmes liés à la congestion, à la sécurité énergétique, aux émissions de CO2 et à la nécessité de créer une infrastructure de transport apte à soutenir la croissance annoncée. Mais ces intentions s’appuient sur du sable, car aucune étude sérieuse n’est présentée.

Concrètement, il faut plutôt parler du désastre social, écologique et économique de la politique des transports promue par les États membres. Elle est outrageusement pro-routière depuis des dizaines d’années. La récente décision de généraliser la circulation des camions de 44 tonnes en est la dernière illustration. De plus, le principe de la mise en concurrence des transports incite au dumping social dans les entreprises en concurrence, ce qui permet aux opérateurs routiers de capter les marchés au détriment du ferroviaire pourtant bien plus sûr, moins polluant et plus rentable pour la collectivité. Résultat, « la part modale   (transfert de la route vers le rail, par exemple) du transport ferroviaire de marchandises est passée de 11,5 % à 10,2 % depuis 2000 » .

On arrive aussi à ce genre d’aberration : dans la perspective de l’ouverture totale à la concurrence du transport de passagers, l’article 30, de l’avant-projet de loi de décentralisation modifie la définition des trains d’équilibre des territoires. Le nouveau maillage ferroviaire prévoit que l’Etat se déleste de l’organisation d’un certain nombre de lignes, considérées comme moins structurantes pour le territoire national. Concrètement, cela se traduirait par « la suppression pure et simple de 230 trains par jour », selon une estimation de l’Association nationale des élus communistes républicains (Anecr).

Le service public sera-t-il amélioré ainsi que la qualité des emplois ?

Manifestement, la Commission européenne ignore l’article 9 du traité de Lisbonne et de la Charte des droits sociaux fondamentaux qui parle de la promotion d’une politique sociale dans les transports. Cela montre une fois de plus le grossier mensonge des sociaux-libéraux et sociaux-démocrates qui défendent les vertus du Traité de Lisbonne et du Traité budgétaire européen qui s’y réfère.
Pour que les travailleurs jouissent de « garanties suffisantes » après l’ouverture des marchés, affirme la Commission, la législation existante, notamment la directive relative aux transferts d’entreprises, définit les conditions pour le transfert de personnel lors de l’attribution d’un contrat de service public et de la cession d’actifs tels que le matériel roulant à une autre entreprise ferroviaire.

Le hic est que la politique sociale invoquée par la Commission ne porte que sur le « règlement sur les obligations de service public permet aux autorités compétentes d’imposer le transfert de personnel et/ou la fixation de normes en cas d’attribution d’un contrat de service public à une autre entreprise ferroviaire » . Selon la Commission, les États membres « devront pouvoir prendre des mesures supplémentaires pour protéger les travailleurs en exigeant des nouveaux contractants qu’ils reprennent ces travailleurs lorsqu’ils deviennent attributaires de contrats de service public, ce qui va au-delà des exigences générales de l’UE relatives aux transferts d’entreprises » .

Pour le reste, Bruxelles estime qu’une « augmentation de la productivité et de l’attractivité du secteur du transport ferroviaire entraînera une plus forte demande et des investissements (dans du nouveau matériel roulant, par exemple), ce qui devrait avoir un impact positif sur les conditions de travail » . En fait, cette « dimension sociale est largement occultée au niveau européen » , constate le Conseil économique, social et environnemental (Cese) dans un récent rapport sur « l’ouverture à la concurrence des services ferroviaires régionaux de voyageurs ». Au niveau national aussi : le mot social est par exemple banni du dernier rapport annuel de l’Autorité de régulation des activités ferroviaires (Araf)

Contrairement à ce que laisse entendre la Commission, il n’y a pas d’harmonisation des règles sociales « par le haut », mais plutôt une précarisation de plus en plus importante des cheminots. Dans le cas de la SNCF, les effectifs sont passés de 450 000 cheminots en 1950 à 150 000 en 2010, selon les données du Cese. Le nombre de contractuels employés par la SNCF, hors statut du cheminot, était de 7 800 agents en 2010 et le nombre d’embauches en CDD s’élevait à 15 145 en 2010. Il serait intéressant de recueillir les données sur les conditions de travail et les salaires des sous-traitants et des opérateurs privées présent sur le marché européen.

Une convergence de la règlementation du travail des personnels de la SNCF et des autres entreprises est imposée par l’ouverture à la concurrence, laquelle se fait en termes d’avantage compétitif entre les concurrents, qui tirent les coûts salariaux vers le bas. Il en résulte que, comme dans les transports urbains par exemple, l’on s’oriente vers le moins-disant social. La SNCF va aussi dans ce sens en recourant au « TGV low-cost » avec des tarifs 25 % moins chers, suivant le modèle lancé par des compagnies aériennes à bas coûts. Conséquences, dans les entreprises privées la maintenance des véhicules des trains de travaux n’est pas assurée correctement, et la formation est insuffisante pour garantir la sécurité de circulation des trains.

Dans son rapport public annuel pour 2010, la Cour des comptes est très laxiste dans son analyse de la question sociale : la gestion des personnels constitue « pour la SNCF un des principaux leviers de sa transformation interne et une des clés de son adaptation à un environnement de plus en plus concurrentiel » . L’entreprise est ainsi « confrontée à des rigidités structurelles et réglementaires qui sont souvent des entraves au changement » . Preuve qu’une pression constante est exercée pour remettre en cause les acquis sociaux.

En résumé, les politiques libérales ont entraîné une diminution de l’offre de service, une dégradation des conditions de travail et de l’offre publique de transport.

Que contiennent les études d’impacts de la Commission ?

Après vérification, les services de Siim Kallas ont adopté une série de textes sans évaluer l’impact social et environnemental du quatrième paquet ferroviaire.

Il existe certes des études d’impact, mais leur contenu est lacunaire et douteux tant les critères retenus sont imprégnés du dogme libéral, et surtout contestables. La Commission considère comme une vérité scientifique, pourtant jamais démontrée, que seule la concurrence accrue entraînera une diminution des prix et le « transfert modal » vers le rail, c’est-à-dire, comme on l’a dit plus haut, le report de voyageurs utilisant des transports publics polluants vers les transports ferroviaires.

Or, le document de travail de l’analyse d’impact de la proposition de règlement en ce qui concerne l’ouverture du marché des services nationaux de transport de voyageurs par chemin de fer (voir le document) énonce implicitement quelques arguments critiques de la libéralisation du rail. Le texte indique qu’une « faible qualité des services de transport de voyageurs par chemin de fer est observée en de nombreux endroits de l’Union européenne » . Analyse d’impact Ainsi, « une enquête de 2012 a révélé que seuls 46 % des Européens étaient satisfaits de leurs systèmes de transport ferroviaire nationaux et régionaux » . On peut lire aussi que « pour les consommateurs, les services ferroviaires arrivent en 27e position sur une liste de 30 marchés de services et affichent des scores médiocres en ce
qui concerne la comparabilité et la satisfaction »
 (voir ici).

Le texte constate aussi que « de nombreuses entreprises ferroviaires de l’Union européenne enregistrent des pertes depuis plusieurs années et, dans certains cas, ont dû être renflouées par les contribuables à plusieurs reprises » . Toujours selon la Commission, « dans nombre d’États membres, le rail est un secteur qui est en stagnation, voire en déclin. Malgré des évolutions positives sur quelques marchés, la part modale du rail dans le transport de passagers à l’intérieur de l’UE est en moyenne restée plus ou moins constante depuis 2000 – à environ 6 %, alors que pour les marchandises, cette part a diminué, reculant de 11,5 à 10,2 % » . La Commission ne dit pas que l’ouverture à la concurrence est en grande partie responsable de cette situation.

Or, la libéralisation ferroviaire s’est poursuivie à marche forcée en dépit du désastre économique, social et écologique qu’elle a déjà occasionné dans les pays qui lui ont servi de laboratoire : la libéralisation britannique est un échec cuisant. Les trains circulent en moyenne moins vite qu’au début du siècle, les accidents à répétition se sont soldés par 42 morts et plus de 400 blessés graves sur la seule période 1997-2000, et la faillite spectaculaire de RailTrack en 2001. Aujourd’hui, même si RailTrack a été renationalisé au prix fort (le gouvernement a créé une société privée sans actionnaire nommée Network Rail), le système reste largement concurrentiel avec des subventions publiques plus élevées qu’avant l’ouverture à la concurrence.

Ce genre de faits, considérés comme une particularité, ne figurent dans aucun document de la Commission, qui persiste et signe : les « problèmes proviennent d’un manque de pression concurrentielle et des différences entre règles d’accès au marché au sein de l’UE, qui entravent la construction de l’espace ferroviaire unique européen » .

La construction du marché comporte pourtant quelques failles : les gestionnaires de l’infrastructure en France, en grande-Bretagne et en Allemagne ont en commun d’avoir une dette colossale, selon les données de Réseau ferré de France. Et l’opérateur ferroviaire allemand, la Deutsche Bahn, a supprimé massivement des emplois pour engranger des bénéfices, et sacrifier son service public. Cet aspect occulté a été au cœur d’une enquête de deux journalistes, publiée en 2010, et intitulée : « Le livre noir de la Deutsche Bahn ».

Les études d’impact concernant le quatrième paquet ferroviaire n’évoquent « les incidences directes économiques, sociales et environnementales » qu’à l’aune de la mise en concurrence, avec des tableaux à la pertinence scientifique plus que douteuse. On cherche l’incidence environnementale des mesures du quatrième paquet ferroviaire dans celui que nous publions ci-dessous… On remarquera entre autres que l’impact est très mauvais pour les conditions de travail… et que l’analyse ne se réfère… à rien.
Tableau sur l’impact social et environnemental

Il devient urgent que des études sérieuses et indépendantes soient menées pour mesurer l’efficacité économique, l’impact sur l’emploi et la sécurité du système ferroviaire des libéralisations du transport ferroviaire. A moins que la Commission européenne prenne le risque d’une dangereuse imposture.

Photo : AFP / KENZO TRIBOUILLARD
Temps de lecture : 14 minutes
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