Le couteau

M. va bien, il était ce week-end à l’avant-première de «Plume de Bitume» le film que nous avons réalisé sur notre atelier d’écriture. Yannis Youlountas a parlé du film comme une référence en la matière, nous avons été ovationnés. Les copains de la rue présents ont été touchés et ont offert un beau débat. Nous mettrons bientôt ce film en ligne et allons en faire un livre-DVD. Nous le ferons tourner aussi, quelques festivals nous ont déjà contactés.

M. revient ici, sur une aventure quelque peu sordide qui aurait pu mal tourner, afin de montrer que vivre dans la rue n’est pas de tout repos, que laisser des hommes et femmes à la rue c’est les mettre en danger. Il a mis plusieurs mois pour écrire ce texte… et digérer une nuit un peu trop intense…

Eloïse Lebourg  • 6 juin 2015
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Le couteau

Illustration - Le couteau - M. dans une scène du film «Plume de Bitume»


Cette histoire s’est passée pendant la période d’hiver, un soir de janvier 2015. Je me baladais ou je galérais plutôt avec mes sacs et mon duvet cherchant un endroit pour dormir. Sur ma route, je rencontre une amie qui galère aussi. Nous avions tous les deux appelé le 115. Complet, comme d’habitude. « Autant galérer ensemble. » On croise un pote qui revient de la manche, il nous dit de venir squatter avec lui, à l’abri des regards, pas très loin de la gare de Clermont-Ferrand.

C’est un quartier mal fréquenté. Mais on s’y pose quand même, on est à l’abri, il fait froid, alors on se marre pour se réchauffer. Vers 23H30, le passage se calme, plus trop de voitures ni de passants. On finit par s’endormir, plus ou moins. le froid me crispe, la peur aussi.

Vers 3 heures du matin, un coup de froid me réveille, je me redresse, je vois les copains dormir profondément. Je tourne la tête, j’aperçois une silhouette se diriger droit vers nous. je me dis que ce doit être un flic pour un contrôle ou un habitant du quartier. Mais vite, je me rends compte qu’il est très speed. Il se plante devant moi, me fixe, et il me sort un couteau de sa poche. Je lui demande ce qu’il lui arrive, qu’il est fou. Il pointe son couteau en me demandant de réveiller mes copains. J’essaie de le calmer. Il me dit que c’est mon pote qui lui a fait des embrouilles, qu’à cause de lui, il a eu des problèmes avec les flics. Il cherche un mec surnommé «le Corse», un blond aux yeux bleus. Je me marre, mon pote est brun aux yeux noirs, et il s’appelle «B». Je me rends compte que mon agresseur est perché, voire défoncé. Tout le monde se réveille. La copine se met à l’insulter, de peur et de rage. Nous étions obligés de tenir le chien de mon ami, car il était prêt à lui sauter à la gorge.

Au bout de 30 minutes d’explication, l’homme se retourne et repart comme il est venu. Nous, nous restons là, sans bouger, éberlués. Nous comprenons que l’homme s’est trompé de cible, qu’aucun de nous ne l’a jamais croisé. On réalise qu’on aurait pu prendre un coup de couteau, la moindre erreur aurait pu nous être fatale. On en rigole pour dédramatiser. Mais au moment ou on veut tenter de se rendormir, le voilà qui revient. On lui dit tout de suite, que là ça suffit, on va finir par s’énerver, et que tout ça va finir en bagarre. Au lieu de ça, il nous bredouille des excuses. il nous offre son couteau. Répète «pardon» et s’en va. On reste bête, sans comprendre. Il ne reste que quelques heures à peine avant le lever du jour. Du coup, je décide de me faire un café, tout en réfléchissant à ce qui vient de nous arriver.

Encore une aventure de plus dans une vie de galère. Je fume une dernière taf et je réveille les copains pour lever le camp, aller se laver, manger à l’accueil de jour. On s’est regardés, tout bizarres de cette nuit et on s’est mis en route. On a jeté le couteau que le mec nous avait filé. Nous nous sommes posés à l’accueil de jour, une bonne douche, un bon petit dej, et nous pouvions repartir vers de nouvelles aventures. On ne sait jamais comment finit une journée à la rue. Vivre au jour le jour, tout en essayant de survivre dans cette jungle.

C’est pour ça que j’adresse ce message à tous les galériens: faites toujours attention et prenez soin de vous, si vous voulez survivre, ne faites pas n’importe quoi et arrêtez de croire que la rue est un film, ce n’est pas du cinéma, c’est la réalité, surtout pour ceux qui n’ont pas l’expérience.
Les amis, nous autres humains abandonnés à la rue, nous avons besoin aussi de votre protection…

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Temps de lecture : 4 minutes
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