« Un grand voyage vers la nuit », de Bi Gan [Un certain regard] – « Dans la terrible jungle », de Caroline Capelle et Ombline Ley [Acid]

Mémoire et onirisme d’un côté, handicap et musique de l’autre.

Christophe Kantcheff  • 16 mai 2018
Partager :
« Un grand voyage vers la nuit », de Bi Gan [Un certain regard] – « Dans la terrible jungle », de Caroline Capelle et Ombline Ley [Acid]
© DR

« Un Grand voyage vers la nuit », de Bi Gan

Pendant que Solo : A Star Wars story, projeté hors compétition, s’enfonçait dans le vide profond avec la discrétion qui lui sied, la véritable expérience spatio-temporelle avait lieu ailleurs. À Un certain regard, avec Un grand voyage vers la nuit, du Chinois Bi Gan. C’est aussi là, et non dans le déballage de quincaillerie siglée Disney, que se déployaient les fantastiques moyens du cinéma, ceux qui continuent à légitimer la salle comme un inimitable lieu pour voir les films.

Dans le dossier de presse, le jeune cinéaste de 29 ans évoque sa frustration ressentie sur Kaili Blues (2015) –son précédent et premier long-métrage –, due au manque d’argent, qui lui a interdit d’aller au bout de son projet artistique. Pourtant ce film a imposé d’emblée le nom de Bi Gan, offrant déjà un extraordinaire voyage au spectateur aventureux. La fluidité de la mise en scène faisait exploser le rapport au temps, rendait indistincts le passé et le présent, mêlait la prose du quotidien au fragment de l’onirisme. Un grand voyage vers la nuit est le prolongement hyperbolique de Kaili Blues, une expérience sensorielle puissance 10, à nouveau fondé sur une exploration des arcanes de la mémoire et du rêve.

Luo Hongwu (Jue Huang), dont on devine les antécédents de tueur, revient dans sa ville de Kaili pour retrouver la trace d’une femme aimée. Il est aussi question du meurtre ancien de son ami Le Chat, resté non élucidé. Les recherches de Luo Hongwu ne prendront aucun chemin traditionnel. Elles ressemblent davantage à une enquête à la Modiano, influence revendiquée par Bi Gan. L’homme retrouve dans une horloge héritée de son père la photographie d’une femme, trouée à la place du visage. Il a aussi en sa possession un livre vert, contenant non des poèmes mais ce qui s’en approche : des incantations. Dans une ambiance chaude et humide à la Wong Kar-Waï, il passe par des endroits où l’eau circule – un réservoir, un tunnel… – et d’autres, obstrués par un cadre, une grille ou une vitre. Il rencontre une femme en robe de satin vert avec laquelle il échange des paroles ésotériques et belles. L’une d’elles, « moins on sait, moins on oublie », pourrait constituer l’exergue du film.

Puis, au bout d’une heure, on entre dans une nouvelle dimension. Au début, un carton avait annoncé : « Ceci n’est pas un film en 3D, mais veuillez suivre notre héros pour savoir quand mettre vos lunettes », distribuées avant la séance au spectateur. Celui-ci les chausse quand le personnage est lui-même entré dans un cinéma et lui montre l’exemple. Ce qui suit relève de la lente et puissante hallucination. La narration, elliptique dans la première partie, tient désormais au fil d’un plan séquence, d’une virtuosité impressionnante, qui s’étirera jusqu’à la fin. La nuit a mangé l’écran, et Luo Hongwu, au gré d’une longue descente en téléphérique, arrive dans un village improbable, où il est attiré par une femme portant le nom de celle qu’il recherchait, Wan Qiwen (Wei Tang). Peut-être est-il parvenu au royaume des morts.

Il s’agit, quoi qu’il en soit, d’un lieu d’envol, ou d’élévation, au propre comme au figuré. Un grand voyage vers la nuit se colore de fantastique plus qu’il n’emprunte la voie mystique. Au bout de ce cheminement dans un inconnu peuplé d’éléments familiers (ces chansons de variétés chinoises, qui résonnent partout), un feu de bengale se consume. La durée fugace de l’existence ou la persistance aléatoire du souvenir ?

« Dans la terrible jungle », de Caroline Capelle et Ombline Ley

© Politis

À la fin de Dans la terrible jungle, une des adolescentes du film demande à refaire la prise. On la voit émerger d’un champ de blé mûr, téléphone à la main, disant à sa mère qu’elle ne veut plus être chanteuse mais coiffeuse. Scène frappante, qui montre sans ambiguïté que ce documentaire a non seulement été élaboré avec ceux qui sont devant la caméra, mais que certaines scènes ont une dimension fictionnelle.

Caroline Capelle et Ombline Ley ont tourné dans un institut médico-éducatif qui accueille des enfants déficients visuels multi-handicapés, avec une dizaine de ses pensionnaires. Le projet des cinéastes est radicalement différent de celui, par exemple, que Mariana Otero avait avec À ciel ouvert (2013), qui portait sur la qualité des soins fournis.

Dans la terrible jungle montre essentiellement de jeunes handicapés. Au gré de scènes de travail, notamment en extérieur : coupe d’herbe, tronçonnage d’arbres… ; de repos ou dans leurs chambres ; et de séances de répétition d’un groupe de musique, le « Roc’ band », composé de quatre ou cinq adolescents, épaulés par quelques adultes.

La musique est un extraordinaire moyen d’expression pour ces enfants dont la vue est atrophiée. Léa, diserte, genre « bonne élève », chante de la pop anglo-saxonne avec une voix agréable, souple et aérienne. Un garçon rappe, sur un morceau de Renaud résonnant en arrière plan, les paroles de Toujours vivant. Enfin, il y a Ophélie. Dans le groupe, elle tient les claviers, dont elle joue à la manière d’une jazz woman, avec un sens aigu de la scansion. Ophélie est régulièrement secouée par la jouissance de la musique. Elle semble possédée par le rythme, qu’elle bat, comme un métronome, sur tout ce qu’elle trouve, ou avec sa jambe dans l’eau, à la piscine, alors qu’elle s’est mise à interpréter une chanson de variété. Ophélie, pour qui la vie n’est par ailleurs pas aisée, est une incroyable performeuse.

Dans la terrible jungle n’est pas, bien sûr, qu’un film musical. En dehors de ces instants plus joyeux, on y voit aussi les difficultés que traversent ces adolescents, la manifestation de leurs angoisses et de leur souffrance. Dans une scène marquante, l’un d’eux semble calme, utilisant, avec son moniteur, une tondeuse à gazon. Quand soudain il se jette violemment sur le sol puis contre un arbre, sans aucune attention au risque de se blesser, incontrôlable.

Les cinéastes n’ont pas intitulé pour rien leur film Dans la terrible jungle. Cependant, dans cette jungle, apparaissent aussi des clairières apaisées, des sons libérateurs et des traits d’humour. Cette œuvre-là est une sacrée déclaration de vie !

Temps de lecture : 6 minutes
Soutenez Politis, faites un don.

Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.

Faire Un Don